Recension: Morched Chabbi, L`urbain en Tunisie. Processus et Projets, (Tunis: Nirvana, 2012).
Durant les trois dernières décennies, Morched Chabbi a mené de front deux activités: l’urbanisme et la recherche en sciences sociales, principalement sur Tunis et les grandes villes tunisiennes. Ces deux activités se complètent et s’enrichissent mutuellement, et cet ouvrage paru en 2012 en offre l’illustration. Rassemblant les principales publications de M. Chabbi depuis les années 1980, L’urbain en Tunisie est organisé en deux grandes parties respectivement consacrées aux processus d’urbanisation et aux politiques urbaines (au sens large). Du fait de la variété des thématiques de recherche de l’auteur qui s’intéresse aussi bien aux questions de transports, d’habitat, d’aménagement urbain et de planification qu’aux questions de forme urbaine et architecturale, ou encore aux pratiques citadines, L’urbain en Tunisie offre au lecteur une vision d’ensemble sur Tunis et les grandes villes tunisiennes au seuil du vingtième et du vingt-et-unième siècles. Mais l’essentiel n’est sans doute pas là car la lecture de l’ouvrage permet aussi, au travers des textes qui y sont rassemblés, de repérer les traits saillants de la réflexion de l’auteur et ses apports à la recherche urbaine.
De mon point de vue, la prise en compte du temps long dans l’analyse des processus d’urbanisation constitue une caractéristique majeure de la réflexion de M. Chabbi sur l’urbain. Certes, l’histoire n’est pas centrale dans les travaux de M. Chabbi, mais ce souci de la mise en perspective historique, que l’on retrouve notamment dans les articles de synthèse sur l’urbanisation en Tunisie ou encore sur la croissance du grand Tunis, permet à l’auteur de dégager les grandes évolutions qui ont affecté la forme urbaine, les fonctions urbaines et les pratiques citadines depuis la période coloniale. Ces évolutions sont accompagnées par l’émergence de nouvelles centralités et de nouvelles formes de territorialité que M. Chabbi qualifie de "néo-citadines" et qui se donnent notamment à voir au travers des pratiques d’accession à la propriété dans les périphéries urbaines: alors que les couches populaires privilégient des stratégies de type communautaire, en particulier le regroupement par origine dans les quartiers non réglementaires, les couches moyennes mobilisent surtout les réseaux corporatistes et professionnels. Appréhender la fabrication urbaine dans le temps, c’est aussi se donner les moyens de réfléchir aux changements de politique économique et à leurs impacts sur l’urbanisation, au risque peut-être du déterminisme économique (Signoles, 1989). M. Chabbi estime ainsi que le passage d’un modèle de développement socialiste à un modèle libéral au début des années 1970 a amené l’Etat tunisien à réviser ses priorités en matière d’urbanisme avec, désormais, "un double impératif: créer les conditions d’attraction des capitaux étrangers et constituer une clientèle sociale de l’Etat par le biais des programmes de logements destinés aux classes moyennes". Cette réorientation des politiques urbaines qu’observent aussi Jean-Marie Miossec et Pierre Signoles au début des années 1980 (Miossec, Signoles, 1984), a, selon M. Chabbi, favorisé tout à la fois: l’expansion urbaine sans précédent grâce aux réseaux de transport (le métro notamment), l’installation en périphérie des classes moyennes dans le cadre de programmes de logements initiés par l’Etat, la tertiarisation des quartiers centraux, et l’urbanisation non réglementaire à laquelle sont d’ailleurs consacrés plusieurs articles de l’ouvrage.
De fait, l’urbanisation non réglementaire est une thématique privilégiée par l’auteur qui a fait sa thèse de doctorat sur le sujet (Chabbi, 1986). Les articles réunis ici rappellent bien sûr les spécificités de l’habitat non réglementaire. A la différence des "gourbivilles" qui sont construits en matériaux rudimentaires par des ménages ruraux pauvres fraichement débarqués en ville, les quartiers non réglementaires qui se développent à la périphérie de Tunis à partir des années 1970, sont dès le départ construits en dur par des citadins en provenance des quartiers populaires de Tunis. Mais M. Chabbi ne se contente pas de catégoriser les formes d’habitat, il en explique aussi les conditions de possibilité et le processus de formation. Analysant finement les processus d’accaparement foncier par les "lotisseurs clandestins", M. Chabbi soutient ainsi l’hypothèse que ce sont les choix opérés par l’Etat en faveur des classes moyennes en matière de politique d’habitat qui, plus qu’une prétendue crise du logement, obligeront les couches populaires de facto exclues du marché officiel à recourir massivement aux filières informelles et aux lotisseurs clandestins.
Réfutant toute interprétation techniciste des politiques urbaines, M. Chabbi affirme par ailleurs que ces dernières doivent être considérées comme des instruments de régulation sociale. Il développe en particulier cette idée à propos des interventions de l’Etat dans les gourbivilles et dans les quartiers non réglementaires. Analysant les jeux d’acteurs liés à la restructuration du quartier Ettadhamen dans les années 1980, M. Chabbi montre bien que l’intervention publique a constitué un outil de légitimation et d’arbitrage au profit de l’"acteur politique local" aux prises avec les lotisseurs clandestins—sans préciser s`il s`agit d`un représentant de la municipalité, de l`administration centrale ou d`un responsable du parti. Plus largement, M. Chabbi estime que le Programme National de Réhabilitation des Quartiers Populaires (PNRQP) engagé par l’Etat à la fin des années 1980 est une réponse de ce dernier aux tensions sociales et à la montée de l’islamisme dans les périphéries urbaines, généralement composées de quartiers non réglementaires.
Au travers de ces analyses des dimensions sociale et politique de l’action publique urbaine, c’est bien entendu le rôle de l’Etat dans la gouvernance urbaine que M. Chabbi discute dans plusieurs de ses articles. Certes, les années 1970 et 1980 sont marquées par l’implication accrue des institutions internationales via les plans d’ajustement structurel, pour le Fonds monétaire international, ou les projets de développement urbain, pour la Banque mondiale, mais l’Etat tunisien n’est pas entièrement sous la coupe des institutions internationales selon M. Chabbi. D’abord, l’acteur étatique peut opposer une résistance passive aux injonctions des grandes organisations. Emanation de la Banque mondiale au milieu des années 1970, le District de Tunis, initialement conçu pour planifier et coordonner les politiques urbaines à l’échelle régionale, aura par exemple peu de poids face au puissant ministère de l’Equipement. Ensuite, l’Etat tunisien a manifestement gardé la main sur des domaines aussi stratégiques sur le plan de l’économie politique nationale que la négociation des grands investissements étrangers (Barthel, 2006, 2008) ou la réhabilitation des quartiers populaires, pivot des stratégies de communication politique du régime du président Ben Ali (Legros, 2005). Enfin, l’Etat peut, en fonction de ses priorités, décider d’engager des actions sur le terrain quitte à se passer des soutiens financiers extérieurs: initié au début des années 1990, alors que la Banque mondiale a décidé de ne plus financer les opérations de restructuration pour se consacrer aux aspects institutionnels de la gestion des villes, le PNRQP est entièrement pris en charge par l’Etat par exemple.
Au bout du compte, M. Chabbi aura largement contribué à la recherche sur les villes du Monde arabe par ses publications et par le dialogue qu’il a constamment entretenu avec les autres chercheurs sur des thématiques comme l’urbanisation non réglementaire dans les années 1980, les politiques urbaines et les questions de citadinité et de centralité urbaine dans les années 1990, ou encore la place des urbanistes et dans les politiques urbaines au Maghreb, dans les années 2000. On peut même considérer que M. Chabbi a joué un rôle de précurseur en s’intéressant très tôt, c`est-à-dire dès le début des années 1980, à l’urbanisation non réglementaire dans les périphéries urbaines et, peut-être plus encore, en portant la focale sur les jeux d’acteurs à l’œuvre dans le processus d’urbanisation et la construction des politiques urbaines. Last but not least, M. Chabbi a continument animé et stimulé la recherche urbaine en Tunisie. Par ses études bien sûr, mais aussi en ouvrant en grand les portes de son bureau d’études URBACONSULT qui, pour des générations d’urbanistes et de chercheurs (dont l’auteur de ces lignes!), a constitué et constitue encore aujourd’hui un centre de ressources documentaires sur les villes tunisiennes de premier plan.
Une recension d’ouvrage ne vaut sans doute que si elle a également une portée critique. Je me contenterai de deux remarques. La première d’entre elles est d’ordre méthodologique. En effet, M. Chabbi est peu disert sur ses sources et ses méthodes d’enquête au sujet des jeux d’acteurs et des processus décisionnels à l’œuvre dans l’action publique urbaine. Aussi peut-on juger un peu rapides certaines affirmations sur l’évolution des politiques urbaines, leurs enjeux locaux et nationaux, et leur articulation avec les politiques économiques. On peut cependant objecter à cette critique que l’auteur aurait difficilement pu faire autrement pour aborder des questions d’ordre politique sous un régime autoritaire et policier. Et, il faut le souligner avec force, M. Chabbi est l’un des rares chercheurs tunisiens (peut-être le seul?) à avoir proposé une lecture sociale et politique de l’action publique urbaine dans la Tunisie de Bourguiba puis de Ben Ali. La seconde critique a trait aux évolutions récentes de la fabrication urbaine et de la vie politique. L’urbanisme de projet, qui a pris une importance accrue avec l’arrivée des investisseurs émiratis dans les années 2000, occupe en effet une place marginale dans l’ouvrage. Il en va de même pour la crise politique qui, sur fond de mouvement social, a abouti début 2011 à la fin du régime Ben Ali. En attendant un éventuel futur ouvrage de M. Chabbi, le lecteur devra donc sur ce point se reporter aux publications récentes de l’auteur, notamment son article "Tunisie: la révolution, malgré la réhabilitation des quartiers populaires" (2012) par exemple, et consulter les travaux d’autres chercheurs sur les "méga-projets" au Maghreb (Cattedra, 2010), sur la promotion foncière et immobilière (Ben Othman, 2011) ou, en ce qui concerne les mouvements sociaux dans les quartiers populaires à l’aube de la révolution de janvier 2011, lire les analyses remarquablement documentées de Mourad Ben Jelloul (2014).
[Note de l`auteur: Sociologue de formation, Morched Chabbi a travaillé comme urbaniste à l`Association de sauvegarde de la Médina, puis au District de Tunis dans les années 1970. Au début des années 1990, il quitte le secteur public et crée le bureau d`études URBACONSULT, réalisant de nombreuses études pour le compte des autorités tunisiennes et pour celui d`organisations internationales comme la Banque mondiale. M. Chabbi a par ailleurs joué un rôle majeur dans le développement de l’Association Tunisienne des Urbanistes (ATU), qui regroupe 180 professionnels de la ville à la fin des années 2000. Parallèlement, Morched Chabbi a soutenu à l`Université de Paris XII une thèse de doctorat (1986) et présenté une Habilitation à diriger des recherches (2005), et réalisé plus de cinquante publications scientifiques dans le champ de la recherche urbaine.]
Références:
Pierre-Arnaud Barthel, Tunis en projet(s). La fabrique d’une métropole au bord de l’eau (Rennes: PUR, 2006).
Pierre-Arnaud Barthel, "Faire la ville à Tunis sans les citadins ? L’épreuve de la participation entre restrictions et irruptions dans le projet urbain", dirigé par Olivier Legros, Participations citaindes et action publique. Dakar, Rabat, Cotonou, Tunis, Jérusalem, Sanaa, (Gap: Yves Michel-ADELS, CITERES-EMAM, 2008): 15-48.
Hind Ben Othman Bacha, "Les promoteurs immobiliers privés en Tunisie. Enjeux d’un groupe professionnel en mutatio", in L’action urbaine au Maghreb. Enjeux professionnels et politiques, dirigé par Lamia Zaki (Paris: IRMC, Karthala, 2011): 227-253.
Morched Chabbi, Une nouvelle forme d’urbanisation à Tunis. L’habitat spontané péri-urbain, Thèse de doctorat (Université de Paris-Val-de-Marne, IUP de Paris-Créteil, 1986).
Jean-Marie Miossec, Pierre Signoles, "Les politiques urbaines en Tunisie", in Politiques urbaines dans le Monde arabe, dirigé par Jean Métral et Georges Mutin (Lyon: Maison de l’Orient, 1, 1985): 183-202.
Pierre Signoles , "Commentaire de la communication de Morched Chabbi" in Etat, ville et mouvements sociaux au Maghreb et au Moyen-Orient/Urban Crises and Social Movements in the Middle East, dirigé par Kenneth Brown et al. (Paris: L’Harmattan, 1989): 287-295.