Dominique Lorrain (dir.), Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes (Presses de Sciences Po : Paris, 2017)
Jadaliyya : Qu’est-ce qui vous a fait écrire ce livre ?
Dominique Lorrain (D.L.) : Ce livre témoigne d'abord d'un intérêt profond pour le phénomène nouveau de la très grande ville. Il fut un temps où être "grand" s'arrêtait au seuil du million ; après la seconde guerre mondiale il fut porté à 10 millions mais on ne comptait que deux métropoles (New York et Tokyo). Aujourd'hui ces ordres de grandeur sont balayés ; des ensembles bâtis de plus de 20 millions d'habitants sont désormais chose courante sur plusieurs continents. Ils nous interrogent à plus d'un titre. Après un premier ouvrage - Métropoles XXL en pays émergents -, publié en 2011 chez le même éditeur et qui présentait Shanghai, Bombay, Le Cap, Santiago du Chili, nous poursuivons la réflexion mais cette fois à partir de métropoles d'une même région du monde : Beyrouth, Le Caire, Alger, Istanbul. Le premier livre avait suscité un intérêt mais on nous fit parfois observer que tout cela était intéressant mais restait très éloigné des problèmes européens. Espérons que le choix d’étudier ces métropoles du Sud et de l’Est de la Méditerranée, plus voisines, rendra notre questionnement plus parlant.
J : Quelles sont les hypothèses et les enjeux de ce livre et avec quelques travaux entre-t-il en discussion ?
D.L. : La question de départ est de savoir si ces métropoles sont gouvernées ou si elles versent dans le chaos et les inégalités. Notre hypothèse centrale – qui est aussi acte de méthode – est de partir de la matérialité de la ville et de la lire comme un meta-objet fait de logements, d'équipements et d'infrastructures. L'hypothèse adjacente est de considérer que des ensembles de grande taille doivent développer des infrastructures pour assurer leur fonctionnalité. Son corollaire est que pour y parvenir il faut déterminer des règles du jeu– qui est responsable, qui gère, comment assure-t-on le financement, quels sont les droits associés à ces services etc… ? Ces réponses prennent la forme de petites institutions. Leur somme finit par tracer la forme d'un "gouvernement de fait". Autrement dit, si les institutions officielles de gouvernement sont déficientes ces métropoles peuvent néanmoins être gouvernées et progresser par l'entremise d'institutions de second rang (Lorrain 2008) – moins politiques, plus centrées sur la résolution de problèmes.
Par ses hypothèses le livre se situe à l’intersection de trois courants de recherche. Il converse de manière critique avec le main stream de la sociologie radicale lorsqu’il aborde centralement le thème de la gouvernabilité et qu’il énonce que si l’on veut démontrer qu’à partir d’une certaine taille ces métropoles sont définitivement hors de contrôle, on ne peut rester à la surface des institutions visibles. Il s’inspire pour cela de l’approche Sciences techniques société en considérant la ville non seulement par ses groupes sociaux et ses institutions mais par sa matérialité : la ville comme un environnement construit. A partir de là il est possible de se demander comment une ville se produit et qui sont les principaux protagonistes de la fabrique urbaine. Ce simple énoncé laisse entrevoir que tout n’est pas rabattu sur les institutions « officielles » mais que place est laissée, sans a priori, à tout type d’intervenant. Enfin cette lecture est très inspirée par les travaux des économistes institutionnalistes (North Wallis Weingast 2010), prolongés par une approche déconstruite des institutions. Pour aller vite disons qu’entre les institutions formelles et les institutions informelles, distinguées par Douglas North, nos sociétés ont créé en nombre des « institutions de second rang », dédiées à la résolution de problèmes pratiques, tournées vers l’action, familières aux acteurs et qui peuvent être crées et modifiées bien plus facilement que les grandes institutions.
J. : Par rapport au livre précédent à quels résultats parvenez-vous ?
D.L. : Sans en faire un principe général, il est difficile d'écrire sur les villes de cette région du monde en ignorant la violence, le débordement des règles, les dysfonctionnements urbains : une série de pratiques éloignées des préceptes d'une "bonne gouvernance". Pour aborder ces questions nous avons adopté comme méthode de ne pas "écraser" l'objet étudié par des hypothèses trop durcies car le risque est de ne trouver au final que ce que l'on cherche. Puisque nous adoptions un point de vue matériel cela conduisait à étudier comment chaque ville se produit – pour ses logements comme pour ses infrastructures –, et dans chaque cas quels sont les protagonistes engagés et les processus. Cette approche volontairement descriptive a comme force de décrire différentes facettes de la fabrique urbaine et de ne pas préjuger des résultats. Si dysfonctionnements et rentes il y a, cela se révèle par l’étude d’un phénomène plus large – les mécanismes de gouvernement et de production de la ville.
Notre approche appliquée aux quatre cas converge sur des résultats. Ces métropoles ont en commun d'être des lieux de consommation, elles comptent peu d'industrie à l'exception d'Istanbul. Leur économie se caractérise par de nombreuses activités génératrices de cash – le tourisme, le commerce, l'économie informelle – auxquelles il convient d'ajouter des rentes externes – les transferts des migrants à leurs familles, le rapatriement d'argent de zones voisines en guerre, le réemploi de la rente pétrolière. L’immobilier occupe une fonction centrale – dans l’économie et dans les alliances politiques. Il apporte une solution au problème de la sécurisation des revenus tirés d’une économie de cash et parfois grise. C’est un actif assez simple à gérer, proche des différents protagonistes. C’est une activité où les élites publiques sont très actives – contrôle du foncier, intervention de promoteurs publics, alliances avec des conglomérats privés. La fabrique urbaine est un lieu de partage des rentes : les « grandes » pour les proches du pouvoir et une diffusion plus modeste au bénéfice de nombreuses couches sociales, jusqu'à l'habitat informel. Le mécanisme est certes inégalitaire mais un partage minimum le rend plus acceptable. L’immobilier représente le patrimoine pivot : placement privilégié des élites et des couches populaires.
Comme les élites se préoccupent plus de leurs intérêts que d'un gouvernement pour tous, ces métropoles sont "sous gouvernées" : illustration de la formule "on ne gouverne pas tout". Les enquêtes font ressortir de multiples dysfonctionnements, que ce soit dans les services en réseaux ou dans la production du logement. Le déficit de gouvernement se reporte sur les habitants qui doivent s'organiser pour produire le logement de manière informelle. Les deux phénomènes sont symétriques. Il en résulte un équilibre imparfait – un ordre hybride, fait de la combinaison d'une gouverne directe pour ce que les élites considèrent comme important, et d'un report sur les habitants qui s'auto-organisent pour le logement et quelques services en réseaux. Entre ces deux modalités le gouvernement incitatif par des « petites » institutions reste très peu utilisé et cela nous apporte un autre enseignement. L’idée que des réformes puissent être introduites à partir « d’institutions de second rang », nécessaires à la mise en œuvre des grandes infrastructures, est séduisante car elle offre une voie possible à la réforme sans devoir changer frontalement tout le cadre légal. Mais ces quatre cas en tracent les limites. Il y a réforme et apprentissage à la condition que les élites en portent le projet. Si leur but se centre d’abord sur la préservation de leurs avantages et le partage des rentes entre fractions de l’élite, alors le « gouvernement de fait » ne peut dépasser les principes supérieurs qui organisent ces sociétés.
Il y a cependant une limite à ces "ordres fermés". Ces métropoles n'ont qu'un rayonnement régional à la différence des métropoles qui ambitionnent d'être des hubs globaux et des villes monde. Ici la comparaison des deux livres fait sens. Le projet des élites de cette région méditerranéenne n'est pas celui des élites chinoises, incarnées par le cas de Shanghai. Dès le début de la grande transformation ces dernières avaient l'ambition d'inventer leur propre modèle et de retrouver leur grandeur. Ce livre qui s'intéresse aussi aux facteurs de la grandeur et du déclin invite à interroger le comportement des élites et les buts qu'elles se fixent.
J. : Comment se livre se raccorde-t-il à vos recherches antérieures ?
D.L. : Dans mon cas il s’inscrit en continuité d’une réflexion initiée dès 2003 sur ce thème avec un numéro spécial de la Revue française d’administration publique et poursuivie avec le livre évoqué. Pour le reste c’est dans un autre cadre que j’ai développé mes idées sur la déconstruction des institutions (Lorrain 2008). Ce livre se lit aussi par rapport aux quatre autres auteurs, responsables chacun d’un long chapitre sur « leur ville » : Eric Verdeil, Pierre-Arnaud Barthel, Jean-François Pérouse et Taoufik Souami. Tous ont travaillé pendant de longues années sur leur terrain ; ce livre a été l’occasion de de reprendre un matériau très riche et de le mettre en perspective.
J. : Quel impact pourrait avoir ce livre ?
D.L. : Honnêtement c’est très difficile à dire. Les livres de sciences sociales sont des produits de longue durée. On ne peut prédire pourquoi tout d’un coup l’un se trouve emporté par un débat collectif. Personnellement je pense qu’il devrait intéresser les responsables urbains qui travaillent dans cette partie du monde car il pointe, sans anathème, certaines des racines de problèmes présents. La question des élites, sur laquelle s’achève le livre, me semble ne pas pouvoir être éludée éternellement. Quelle est leur vision, leur niveau de probité ? Ces caractéristiques sont trop souvent ignorées comme si tous participaient d’une même « bonne » gouvernance . Pourtant, des différences existent ; les résultats obtenus par plusieurs pays d’Asie montrent que la « qualité » des gouvernants compte. Un leadership, doublé d’investissements dans les infrastructures et la formation permet de transformer un pays en une génération.
Références
Douglass C. North, John Joseph Wallis, Barry R. Weingast, Violence et ordres sociaux (Gallimard Nrf Paris, 2010)
Dominique Lorrain, ‘’Les institutions de second rang’’. Introduction à un numéro spécial: Gestion de l'eau : conflits ou coopération ? Entreprises et Histoire, n° 50, avril 2008, pp. 6-13.