Compte-rendu de : Mourad Ben Jelloul, Le foncier urbain en Tunisie. Processus de production et politiques publiques (Centre de Publications Universitaires : Tunis, 2017)
Voici le très intéressant ouvrage d'un géographe sur le foncier urbain en Tunisie. C’est un livre bienvenu parce que les villes ont connu récemment un considérable étalement urbain, que l'accès au sol des citadins et notamment des pauvres est difficile et que la crise politique tunisienne comporte une incontestable composante foncière. Le foncier, on le sait, est un remarquable révélateur social et politique. L'objectif de l'auteur est d'identifier les enjeux qui se nouent autour des processus de production foncière, de comprendre comment ces processus répondent à ces enjeux, enfin d'examiner la place des politiques publiques dans ce système. L'ouvrage, au départ travail universitaire, fait un point théorique sur les différentes notions utilisées, un peu à la manière d'un manuel. Puis il décrit en une intéressante typologie les différentes filières foncières, réglementaires et non réglementaires, tout en affirmant leur forte interdépendance.
Le secteur réglementaire est longuement présenté. L'Agence Foncière d'Habitation (AFH), principal opérateur foncier public, a été conçue au départ pour loger les classes moyennes, soutien principal de l'Etat ; puis, à l'instigation des institutions internationales, elle a créé des trames assainies au profit d'un public plus large, avant de décliner. Elle bénéficiait lors de sa mise en place d'une large compétence d'expropriation et de prix fonciers très bas, puis a connu une réduction considérable de ses activités du fait de la libéralisation des marchés fonciers, d'une forte limitation de son pouvoir d'expropriation et de la spéculation foncière. De ce fait, au départ surtout public, le secteur réglementaire voit désormais la prépondérance des acteurs privés, surtout des particuliers. Mais très insuffisant et en régression, il est aujourd'hui largement dépassé, en particulier hors du littoral nord-est, par le secteur non réglementaire. Très divers, celui-ci s'est nourri de la complexité et des flous du droit traditionnel et des défaillances du système d'origine coloniale de l'immatriculation. L'Etat, après avoir échoué dans la répression, a entrepris des programmes de régularisation, d'équipement et/ou d'intégration de ces quartiers non réglementaires, largement en réaction à l'audience des mouvements islamistes. Mais ces programmes n'ont pas atteint leurs objectifs ; de plus, souvent fondés sur des pratiques clientélistes, ils n'ont pas impliqué citoyens et associations. L'auteur affirme donc un lien entre l'échec relatif des politiques publiques foncières et la crise de légitimité de l'Etat. Pire, le secteur non réglementaire a débordé de sa cible initiale, les moins pauvres des pauvres, sur l'ensemble de la société, à l'exclusion des plus pauvres, dont la production foncière est peu abordée dans l'ouvrage.
Clair à l'exception de quelques figures, informé et bien écrit, nourri d'études de cas localisés (notamment Sidi Bouzid, Ben Gardane et Bizerte (voir aussi Ben Jelloul 1999)), l'ouvrage aborde peu les implications foncières de la transition démocratique. C'est dommage. On devine seulement qu'elles ont été faibles, sauf à encourager encore plus la production non réglementaire, du fait d'une tolérance accrue. Si le livre montre bien la prise en compte difficile par les politiques publiques des quartiers non réglementaires, il laisse aussi supposer -sans la démontrer- une réalité grave. Limitée dans ses ambitions, l'AFH publique a dû se restreindre aux besoins d'une clientèle solvable ; de plus, elle fournit des terrains à des sociétés privées construisant pour les segments les plus aisés de celle-ci. En regard des financements contraints destinés aux quartiers non réglementaires, on peut ainsi se demander si les politiques publiques n'ont pas plus subventionné les riches que les pauvres. Cette redoutable hypothèse mériterait d'être travaillée, que ce soit pour la Tunisie ou pour d'autres pays.
Ce compte rendu est publié en partenariat avec Les Cahiers d’EMAM (Etudes Monde Arabe et Méditerranée).
Référence :
Mourad Ben Jelloul, Bizerte : promotion foncière et immobilière et croissance de l’espace urbanisé (Publications de la Faculté des sciences humaines et sociales : Tunis, 1999).