La proposition de modification de la loi sur l’héritage vers une égalité hommes/femmes annoncée par la commission Colibe a été reprise par le président de la république. Les débats et réactions ont montré une claire divergence entre ceux qui défendent la proposition au nom de l’égalité des droits et ceux qui s’y opposent au motif que la proposition est incompatible avec la religion.
Au-delà des questions purement religieuses qui ne sont pas de mon ressort, je m’interroge sur les potentiels risques de fragmentation de la terre agricole et donc de disparition du "capital" familial de paysans que l'égalité de l'héritage entre les hommes et les femmes peut engendrer si la nouvelle disposition législative n’est pas accompagnée par un ensemble de mesures qui protègent et consolident la propriété foncière paysanne.
Sans vouloir rentrer dans une discussion approfondie, qui nécessiterait un travail rigoureux de recherche académique sur la base de données détaillées, je me limiterai à quelques éléments de réflexion qui me semblent nécessaires pour dépasser les polémiques.
Je commence par affirmer qu'il n'y a aucun espace au doute dans mon esprit sur le droit à l'égalité totale de l'héritage. Mais ceci ne devrait pas interdire une réflexion sérieuse sur les conséquences objectives d'une évolution si souhaitable.
Je n'aborderai ici que les conséquences probables de cette mesure sur le foncier agricole dans un contexte caractérisé par la pauvreté paysanne généralisée (aggravée depuis 2011) et par la fragmentation de la terre agricole, elle-même, produite par la pauvreté paysanne et non pas par les normes sociales et religieuses de l'héritage comme certains, et non des moindres, le laissent croire.
Dans le contexte social de la société paysanne tunisienne actuelle (je ne parle pas des grands propriétaires fonciers agricoles mais des petits paysans, dont la surface moyenne des propriétés ne dépasse pas les 5 hectares), la terre agricole "privée" (les terres "tribales" sont régies par des normes tribales locales plus complexes) est régie par deux droits superposés : le droit de propriété (titre de propriété) et le droit d'usage. C'est généralement le droit d'usage qui est la règle.
Pour éviter la fragmentation excessive de la propriété, la terre est souvent confiée en droit d'usage uniquement au garçon (parfois la fille, mais c'est plus rare) qui n'a pas de revenus sécurisés et qui est resté vivre dans le village. La répartition des coûts de production et des bénéfices (argent ou produits) se font selon les règles habituelles du fermage ou du métayage et selon les relations familiales internes. Ce fonctionnement qui vise d'abord à protéger l'intégrité de la propriété (du capital) familiale n'annule pas les règles de l'héritage dictées par l'interprétation faite des sources religieuses (les garçons reçoivent le double de ce qui revient aux filles). Mais dans la pratique, c'est beaucoup plus complexe parce que la société ne fonctionne pas selon les règles de l'arithmétique. Généralement les relations humaines, entre frères et sœurs, passent avant les règles religieuses.
On argue souvent de l'évolution de la société et des règles sociales qui les régissent (relations et modes de production) pour défendre la nécessité de changer de système d'héritage. Certes et c'est même une évidence. Mais personne ou presque ne rappelle que toutes les évolutions ne sont pas forcément positives. Dans notre cas, l'origine du problème réside dans l'abandon de la propriété tribale basée sur le principe des "biens communs" (qu’il ne faut pas confondre avec les biens en commun tels qu’une société privée appartenant à plusieurs associés – par nécessité, je simplifie ici fortement et volontairement ce point).
C'est la privatisation et donc l'individualisation de la propriété foncière, considérées comme des éléments de modernité, qui sont à l'origine des problèmes d'inégalités devant l'héritage. Cette question ne se pose pas dans le cas des "bien communs" puisque la question du partage n'existe pas alors. En 1968, un certain Hardin a écrit un article, devenu une référence pour les libéraux, qui dit globalement ceci : les biens communs (en réalité il confondait avec les "biens en commun") sont souvent objet de conflits. Pour éviter ces conflits, il proposait l'une des deux solutions suivantes : soit la nationalisation soit la privatisation.
En Tunisie, comme dans la grande majorité des pays, c'est la privatisation qui est devenue la norme après l’échec d’une courte expérience collectiviste (1962-1969). Quelques remarques à ce propos : a) Les biens communs étaient gérés par des mécanismes de résolution de conflit internes qui prévoyaient des sanctions importantes en cas de non-respect des règles communes. Les conflits ne touchaient donc que les biens en commun; b) La nationalisation était rejetée par le même auteur et par l'ensemble des libéraux parce qu'elle renvoyait à des idéologies "communistes", considérées comme le mal absolu. c) La privatisation a provoqué de nombreux conflits sans aucun système de résolution de ces conflits, en dehors de l'autorité publique. Privatisation = individualisation = abandon de mécanismes de régulations et de résolution de conflits internes aux groupe = inégalités = exclusions (notamment des femmes) = rapports de domination et d'exploitation.
Sur le terrain, et les études rurales le prouvent aussi bien dans le cas de la Tunisie que partout ailleurs, on sait que les grands propriétaires fonciers ne partagent pas la terre entre les héritiers. Un ou une (plus rarement) héritier.ère récupère la terre et paie une compensation aux frères et sœurs. Ainsi le capital s'en trouve consolidé.
Par contre, les petits propriétaires pauvres partagent la terre pour accorder à chacun.e des héritier.ère.s (hommes et femmes) une "ceinture de sécurité" (un capital de sécurité) pour faire face aux difficultés de la vie. Les femmes non mariées restent dans tous les cas dans le cadre familial pour le meilleur et pour le pire. Les femmes mariées intègrent un autre cadre de sécurité lié à la famille du mari. En cas de divorce ou de veuvage, la femme revient dans le cadre de sa famille parentale (les parents ou les frères et sœurs). Ces règles, fortement simplifiées ici par nécessité pédagogique, n'excluent pas des situations plus compliquées et souvent plus dramatiques.
Actuellement, la femme reçoit une petite part et plus généralement une compensation que les femmes acceptent parce qu'elle peuvent l’utiliser tout de suite, alors qu'une toute petite parcelle ne leur ajoute rien sinon plus de travail... Du coup, les femmes reçoivent la compensation (souvent en argent) et la terre reste unie en droit d'usage. Si elles recevaient leur héritage foncier à même hauteur que les garçons (il peut y avoir plusieurs garçons et filles dans la même famille), les femmes peuvent être incitées à la garder, d'où une possible accélération de la fragmentation. La femme ayant rejoint le mari, le droit d'usage devient plus compliqué à sécuriser. De génération en génération, on risquerait d’assister à une fragmentation accélérée de la petite propriété rurale.
Face à toute cette complexité je ne peux conclure que par deux points : D’abord, l'héritage n'est pas une simple règle de mathématique. Vouloir le simplifier et imposer des évolutions par simples décisions, risque de provoquer des résistances et de créer dans certains cas des situations dramatiques. Ensuite, oui pour l'égalité hommes/femmes face à l'héritage et dans tous les autres domaines (même les plus intimes).
Je soutiens totalement le principe de l'égalité de l'héritage proposé par le législateur. Mais il doit être accompagné d’un volet juridique sur le droit foncier (tailles minimales et maximales de la propriété agricole, conditions de vente et de revente, droit de préemption, usage de la terre agricole, marché foncier et agricole), de nature à éviter le risque du morcellement et celui de l'appauvrissement massif et généralisé de la paysannerie, une évolution abjecte. Voici quelques idées qui me semblent indispensables : a) Imposer par la loi un seuil de 5 hectares comme surface agricole minimale ; b) interdire toute vente/revente des terres agricoles héritées avant une période de sécurité de quelques années (pourquoi pas 20 ans ?) pour éviter les risques de fragmentation. Une autorisation de vente peut être accordée quand l’acquéreur.e est un frère ou une sœur ; c) les parents, frères et sœurs doivent avoir un droit de préemption si l'un.e des héritier.ère.s souhaite vendre sa part de l'héritage à la fin de la période de 20 ans ; d) limiter la propriété foncière agricole à 20 hectares irrigués ou 50 hectares non irrigués et 100 hectares dans les régions arides et sans moyens d'irrigation.
Il s’agit donc d’accompagner la réforme du droit vers l’égalité de l’héritage par une réelle réforme agraire pour consolider le foncier agricole et le maintenir dans les mains de la paysannerie au lieu de renforcer le marché foncier et d’aggraver la dépendance alimentaire. Ainsi, on peut assurer à la fois les droits citoyens entre les hommes et les femmes et la consolidation de l’agriculture paysanne familiale, seule garante de la souveraineté alimentaire.