Qu’il s’agisse d’affiches ou de clips vidéo, les campagnes de promotion de la ville de Beyrouth associent volontiers la capitale libanaise à sa vie nocturne intense, variée et changeante. Les fragments de nuit partagés montrent les rues animées des quartiers branchés où l’alcool, la fumée et la musique sont le support des sociabilités d’une partie de la jeunesse du pays, et l’environnement quotidien de femmes et d’hommes qui évoluent en salle ou opèrent derrière le comptoir. Cet article propose de revenir sur les formes particulières que revêt le travail de nuit dans les bars et les boîtes de nuit de Beyrouth. L’ensemble de ces lieux nocturnes constitue un secteur économique dynamique et concurrentiel qui, dans son fonctionnement quotidien et dans les rapports de pouvoirs qui s’y établissent, relève largement de l’informel.
Le terme informel est entendu ici comme une catégorie analytique qui désigne un ensemble d’activités et de relations contournant les pratiques officielles du pouvoir par le biais d’arrangements variés (Jacquot, Sierra et Tadié 2016). La notion renvoie moins à un statut figé qu’à une situation aux modalités variables en fonction des lieux et des acteurs. Cette situation d’informalité qui caractérise les activités nocturnes produit, à l’échelle de chaque établissement, un ensemble de normes et de rapports hiérarchiques aux effets ambivalents. Les employés exercent une activité peu protégée, où la vulnérabilité réelle ou potentielle, les fonctions occupées et leur degré de visibilité ainsi que les assignations ethniques ou de genre sont corrélés. Le travail nocturne représente cependant, pour une partie des employés, l’opportunité d’une insertion économique et sociale que l’on peut appréhender via la notion de carrière (Becker 1985).
Contournements et arrangements: l’informalité comme mode de vie nocturne
En tant qu’ensemble d’adaptations ou d’écarts fréquents à la règle de droit, l’informalité comme pratique (MacFarlane 2012) dépasse la seule sphère économique: elle renvoie à un système de relations et d’arrangements produisant ses propres normes de fonctionnement, qui participent pleinement de la fabrique de la vie urbaine (Al Sayyad 2004) et ici, de la vie urbaine nocturne de Beyrouth.
Les processus de contournement du système officiel caractérisent d’abord les modalités d’ouverture des établissements, puisqu’aucun bar ayant ouvert depuis les années 1990 ne possède de licence adéquate. Les recommandations prévues[1], qui concernent l’emplacement et la surface au sol, sont trop contraignantes. Les propriétaires choisissent donc d’enregistrer leur établissement comme restaurant auprès du Ministère du Tourisme. Si l’autorisation est plus facile à obtenir, les délais imposés sont longs (environ deux ans) et dépassent régulièrement la durée de vie d’un bar. La demande peut s’accompagner d’un arrangement financier destiné à accélérer le processus, voire d’une décision d’ouvrir avec la seule autorisation de transformation des locaux, donc avant d’avoir rempli toutes les étapes imposées par le Ministère du Tourisme.
La décision de fonctionner en dehors des cadres prévus par la loi est décrite par les propriétaires comme une nécessité. La situation d’informalité dans laquelle ils exercent n’est ni souterraine ni clandestine, les établissements ayant pignon sur rue. Ils demeurent cependant soumis aux contrôles policiers, lesquels varient en fonction des quartiers et de la wasta[2] des individus, et se soldent par des arrangements financiers, directs ou indirects (versement de pots-de-vin, consommations gratuites). La possibilité d’ouvrir et de mener son activité est donc moins liée au respect de la loi qu’à la possibilité de ne pas la respecter, et qui dépend du capital social et économique. Ainsi, l’informalité qui caractérise la vie nocturne produit ses modalités de fonctionnement, selon des arrangements interpersonnels entre les acteurs de la nuit et les autorités à l’échelle la ville, et selon une organisation hiérarchique à l’échelle des établissements.
Entre exposition et invisibilité, la hiérarchie des places dans les établissements nocturnes
Les barmen et les serveurs sont indispensables au bon fonctionnement quotidien de l’établissement dans lequel ils travaillent. Ils sont au contact de la clientèle, arrivent avant l’ouverture pour préparer les salles et gérer les stocks, et ne quittent l’établissement qu’après sa fermeture. Ils côtoient les "travailleurs de l’ombre" assignés aux tâches les moins valorisées. Au bas de la hiérarchie, cette catégorie désigne d’abord les runners (chargés de l’intendance globale incluant par exemple la livraison de glace ou de fruits). Dans les bars de taille restreinte, les runners s’occupent également de la vaisselle, du ménage et des toilettes. Plus l’établissement est grand et prestigieux, plus la division des tâches est nette: dans les principaux clubs de la capitale, certains employés sont exclusivement affectés à la cuisine, la plonge ou la propreté des toilettes. Barmen, serveurs et "travailleurs de l’ombre" exécutent les ordres soit du propriétaire des lieux – qui est aussi leur employeur – soit du manager, lorsqu’il s’agit d’un établissement plus grand ou d’une compagnie qui détient plusieurs bars. Si les barmen et les serveurs partagent une position intermédiaire au sein des établissements nocturnes, ils se différencient par les tâches qu’ils exécutent, et leur degré de visibilité et de prestige.
Les premiers préparent les boissons, élaborent les cocktails, assurent la tenue de la caisse. Cela requiert diverses compétences: habilité, rapidité et organisation. Être barman nécessite aussi de trouver le bon équilibre entre la discipline et le relationnel. Les commandes étant exécutées sous le regard des clients, il n’y a pas de place pour les erreurs et les hésitations. Il faut au contraire entrer dans le jeu des performances scéniques, via la maîtrise d’une gestuelle spécifique qui s’acquiert au contact des barmen plus expérimentés qui transmettent à leurs collègues du moment un savoir-faire pratique. C’est notamment le cas de S., dont la carrière de barman s’est élaborée par mimétisme et formation interne, associée à un changement fréquent d’établissement: "a bertending job you know, you mix drinks, you get people trained, you have the knowledge (. . .), the way you close the shaker, it has to be a little theatrical"[3]. Le barman doit enfin être un modèle de sympathie et de convivialité qui passe par l’accueil chaleureux – parfois surjoué – des clients, l’offre de verres ou de "shots" aux noctambules. Ces relations amicales peuvent être mises en avant par l’affichage de photographies derrière le comptoir: elles montrent que le bar est apprécié et accueillant, confèrent aux clients qui y figurent le statut privilégié d’habitué, et placent le barman au centre des interactions nocturnes.
Les tâches dévolues aux serveurs sont moins prestigieuses et teintées de subordination. Ils doivent répondre aux exigences des noctambules : prendre les commandes et les apporter, vider les cendriers, débarrasser les verres vides et nettoyer les tables. La place qu’ils occupent dans le bar ou le club traduit leur position inférieure. Rarement autorisés à passer derrière le bar, ils demeurent visibles mais sont mêlés à la foule, et portent des tenues différentes de celles des barmen (couleur, type de vêtement) mais. Le passage de serveur à barman correspond ainsi à une promotion en termes de statut et de rémunération, qui ne s’offre cependant pas à tout le monde.
Le nombre de femmes opérant derrière le bar est en effet très restreint, à peine une dizaine sur environ 200 établissements[4]. Cela montre qu’elles occupent dans le travail nocturne des fonctions déterminées: principalement serveuses, en cuisine ou chargées du ménage. Cette moindre visibilité s’accompagne d’une série d’attendus qui concernent les standards de beauté féminine et les comportements à adopter avec la clientèle. Dans la pratique, le métier de serveuse revient à prolonger des stéréotypes féminins comme la disponibilité et la gentillesse, comme en témoigne le résumé des compétences à exercer, effectué par deux employés de clubs alors que je m’apprêtais à devenir moi-même serveuse sur le terrain: "Her job is to be smiley, nice, upscale, that’s her job. Every guy will be gazing (. . .). You’re gonna face this. The smartes thing is . . . smile. Don’t react”.
Les attentes liées au métier de serveuses se résument dans la formule "smiling, deferring and flirting" utilisée par Elaine Hall (1993), où le flirt s’accompagne d’une réification des corps, soumis aux regards, aux commentaires ou aux gestes des noctambules, difficiles à éviter en salle. Dans les rares cars où les femmes peuvent opérer derrière le comptoir, la protection n’est que partielle et demeure ambiguë: "being a bartender as a woman gives you so much power (. . .) but people cross the line all the time"[5], explique ainsi une ancienne barista que les clients avaient surnommée "bitchy bartender". L’accès à des fonctions plus prestigieuses implique donc de transgresser certaines assignations de genre, ce qui revient à s’exposer doublement: gagner en visibilité, mais se voir attribuer des qualificatifs péjoratifs.
La place des employés d’établissements nocturnes dépend d’une organisation hiérarchique où l’attribution des rôles plus ou moins visibles est corrélée à des assignations de genre d’une part, et des problématiques ethniques d’autre part. Ainsi, les "travailleurs de l’ombre" qui occupent les tâches les plus ingrates et les moins bien rémunérées, sont supposés opérer discrètement, dans les coulisses des établissements nocturnes (réserve, cuisine, toilettes). Il s’agit majoritairement d’employés non-libanais dont la présence renvoie plus largement à la question des travailleurs migrants au Liban, qui se caractérisent par leur importance numérique et par la faible marge de négociation dont ils disposent (Longuenesse 2013). Ces travailleurs – hors Syriens – doivent en effet disposer d’un permis de séjour et de travail délivré par l’employeur qui occupe également les fonctions de garant ou kafil. En l’absence de permis de séjour valide, ils peuvent aussi être employés de manière illégale dans les établissements nocturnes, et sont susceptibles d’être arrêtés. Ici, l’informalité est subie, et se traduit par une dépendance multiple des travailleurs migrants, par rapport aux autorités et à leur employeur: leur situation dépend de la relation qu’ils entretiennent avec ce dernier (est-il ou non le garant légal ?), de sa capacité à opérer en contournant le droit du travail, et de ses arbitrages à l’intérieur de l’établissement (horaires de travail, salaires).
Les aléas d’une activité peu protégée
La vulnérabilité réelle ou potentielle s’étend à l’ensemble des employés des établissements nocturnes de Beyrouth dont le statut légal, corrélé à la situation d’informalité de nombreux bars et clubs, est très variable. Les enquêtes de terrain menées entre 2011 et 2017 montrent que 60% des barmen et serveurs rencontrés travaillent sans contrat en bonne et due forme. En théorie, la signature d’un contrat oblige l’employeur à respecter le Code du travail. Ce dernier prévoit de limiter la durée de travail à 48 heures par semaine et 12 heures par jour, et impose un salaire minimum sans toutefois prévoir de rémunération spécifique pour le travail de nuit. Le Code du travail implique par ailleurs un enregistrement à la sécurité sociale et permet de fixer en amont, dans le cas des barmen et des serveurs, les jours de repos ou encore la répartition des pourboires.
La présence ou l’absence de contrat ne préjuge cependant pas du quotidien et des conditions de travail des barmen et des serveurs. L’emploi formel n’implique pas systématiquement le respect du Code du travail et à l’inverse, l’emploi informel n’est pas nécessairement mal rémunéré. Il y a ainsi des patrons d’établissement nocturnes qui choisissent d’obéir à leurs propres règles et veillent au versement régulier d’un salaire correct. En dehors de ces acteurs consciencieux, les recrutements sans contrat entraînent la possibilité de nombreuses dérives : explosion du volume horaire hebdomadaire, attribution aléatoire des jours de repos. Le paiement n’est pas toujours régulier, et répartition des pourboires – qui représente la moitié des revenus des barmen et des serveurs – demeure à la discrétion de l’employeur. Or, en l’absence de contrat, ces différents manquements au Code du travail ou aux engagements ne peuvent faire l’objet d’un recours. La précarité engendrée s’accompagne, à l’échelle du paysage nocturne de Beyrouth, d’un important turn-over. Il s’explique par le rythme soutenu des ouvertures et des fermetures de bars et de boîtes, la possibilité de licencier – ou démissionner – sans préavis, ou la pratique courante de la débauche de barmen formés dans un établissement et recrutés ailleurs, pour une rémunération plus importante.
Indépendamment des conditions économiques et légales, travailler la nuit s’avère souvent éprouvant. Derrière l’image d’une activité branchée – pour les barmen –, le travail nocturne signifie un renversement des cycles biologiques, entraînant une fatigue chronique d’autant plus importante lorsqu’il est cumulé avec un emploi diurne ou la poursuite des études. Cela entraîne par ailleurs une restriction de la vie sociale aux limites du bar ou du club, de ses autres employés avec lesquels se nouent rapidement des liens de solidarité, et de sa clientèle. Le travail nocturne recèle néanmoins diverses opportunités dont les acteurs se saisissent afin d’améliorer leur situation économique et leur position sociale, et de gagner ainsi en reconnaissance.
Du job à la carrière, saisir l’opportunité de la nuit
Les parcours des barmen et serveurs peuvent être appréhendés via la notion de carrière, qui admet une double lecture. Elle renvoie à une succession de positions occupées dans une logique d’ascension, et désigne également un processus de changement dans "les perspectives, les motivations et les désirs de l’individu" (Becker 1998 [1963]: 47). La possibilité de "faire carrière" signifie donc une amélioration de sa place dans l’univers du travail nocturne, et donc avant tout dans la hiérarchie d’un établissement.
L’itinéraire le plus fréquent est celui du passage de serveur à barman, par un apprentissage du métier "sur le tas," au contact des collègues. Les bénéfices acquis se pensent en termes de savoir-faire, de rémunération et de prestige. Cette évolution octroie également une plus grande marge de manœuvre dans l’exercice quotidien de ses fonctions: en tant que barman, il est par exemple possible d’obtenir des entrées gratuites dans les clubs prestigieux, ou d’offrir des boissons. Il s’agit d’une stratégie d’accueil et de fidélisation, d’une tactique de drague, mais aussi d’un moyen d’entretenir des relations avec d’autres acteurs appartenant au monde de la nuit. En d’autres termes, être au cœur des interactions sociales en tant que barman permet d’accumuler un capital social nécessaire au franchissement de nouvelles étapes dans la carrière: se voir attribuer des responsabilités spécifiques (la gestion des stocks, par exemple), accéder aux fonctions de manager dans le cas d’un établissement important, et enfin ouvrir son propre établissement, seul ou en partenariat.
Ainsi, la carrière signifie une maîtrise progressive des espaces, des codes et des sociabilités nocturnes qui permet – essentiellement aux hommes – de monter dans la hiérarchie, mais qui représente également une opportunité pour se ménager un espace de libertés individuelles. Par exemple, D., serveuse à Hamra en 2015, est originaire d’une famille conservatrice de Tripoli[6]. Le fait de travailler dans un bar n’est possible que loin de son entourage. Cela implique en effet de servir de l’alcool, et donc de contrevenir aux normes sociales en vigueur dans son milieu. L’éloignement permet donc à D. d’éviter les conflits et d’avoir un quotidien dans lequel elle estime pouvoir "être elle-même": afficher ses piercings, ses tatouages et vivre plus facilement sa bisexualité.
Les carrières nocturnes peuvent donc prendre des allures de "quête d’indépendance" (Fouquet 2011) à la fois financière et sociale. Certes, le travail est souvent motivé par une nécessité économique, ou intervient après une rupture – D. est devenue serveuse après son divorce. Il implique aussi de perpétuer des rôles sociaux genrés qui n’offrent pas les mêmes perspectives d’évolution. Pourtant, les soirées passées dans les bars sont les moments où il est possible de discuter, faire des rencontres, boire et fumer pendant les pauses, flirter, et transgresse même par à-coups diverses normes sociales et familiales.
Parmi les multiples dimensions de l’univers noctambule de Beyrouth figure celle du travail, où des acteurs exposés ou invisibilisés évoluent dans un milieu hiérarchisé où les positions sont liées au prestige, au pouvoir et à la rémunération des fonctions. Les perspectives d’évolution varient en fonction de diverses appartenances, et montrent que l’informalité constitue à la fois une modalité d’insertion économique potentiellement émancipatrice et une forme de survie où les dépendances s’accumulent. Les itinéraires individuels et professionnels que sont les carrières permettent de saisir l’ambiguïté du travail nocturne: il recèle diverses opportunités mais demeure, à l’image des bars et des boîtes de nuit, saturé de lignes de division socio-économiques, ethniques et de genre.
Références
Nezar AlSayyad, "Urban Informality as a ‘New’ Way of Life," in Urban Informality. Transnational Perspectives from the Middle East, Latin America, and South Asia edited by Ananya Roy and Nezar AlSayyad (Lanham, Oxford: Lexington Books, 2004): 7-30.
Howard S. Becker, Outsiders: études de sociologie de la déviance (Paris: Métailié, 1985 [1963]).
Marie Bonte, Beyrouth, états de fête. Géographie des loisirs nocturnes dans une ville post-conflit,(thèse de doctorat en géographie, Université Grenoble Alpes, 2017).
Thomas Fouquet, Filles de La Nuit, Aventurières de La Cité. Arts de La Citadinité et Désirs d’Ailleurs À Dakar (Thèse de doctorat en anthropologie, EHESS, 2011).
Elaine J. Hall, "Smiling, Deferring, and Flirting. Doing gender by giving ‘good service’" Work and Occupations 20 n°4 (1993): 452–71.
Sébastien Jacquot, Alexis Sierra, Jérôme Tadié, "Informalité politique, pouvoirs et envers des espaces urbains," L’espace Politique 29 n°2 (2016) [en ligne] URL: https://journals.openedition.org/espacepolitique/3805
Elizabeth Longuenesse, "Travailleurs étrangers, réfugiés syriens et marché du travail", Confluences Méditerranée, n°92 (2015) 33–47.
Colin McFarlane, "Rethinking Informality: Politics, Crisis, and The City,” Planning Theory and Practice 13 n°1 (2012): 89-108.
[1] Décret 15598 de novembre 1970.
[2] La wasta désigne l’ensemble des relations privilégiées qui déterminent pour une personne sa capacité à mener à bien différents projets, qu’il s’agisse de la vie quotidienne (accès aux services publics, approvisionnement en eau par exemple), des systèmes de recrutement, ou de l’accession au pouvoir.
[3] Entretien 48, 19/03/2015.
[4] Ce chiffre repose sur une recension effectuée en 2015 et mise à jour régulièrement. Elle prend en compte les bars, les pubs dotés d’une cuisine et les boîtes de nuit, excluant les cafés ouverts uniquement le jour et/ou ne servant pas d’alcool et les restaurants.
[5] Notes de terrain, 13/04/2018.
[6] Notes de terrain, avril 2015.