Élisabeth Longuenesse et Cyril Roussel (dir.), Développer en Syrie. Retour sur une expérience historique. Beyrouth : Presses de l’Ifpo, 2014.
Jadaliyya (J): Qu’est-ce qui vous a fait publier ce livre?
Elisabeth Longuenesse (EL) et Cyril Roussel (CR): Ce livre est issu du programme Tanmia, le développement: La fabrique de l’action publique qui a associé, entre 2007 et 2010, une trentaine de chercheurs et doctorants, et trois institutions, l’Institut français du Proche-Orient (basé à Damas et Beyrouth), l’Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain (basé à Tunis), l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement de Genève, et le Lebanese Center for Policy Studies de Beyrouth. L’objectif du projet était de réinterroger la notion de développement à la lumière des politiques de libéralisation et du recours croissant à l’aide internationale durant les deux dernières décennies, d’identifier les nouveaux acteurs intervenant dans le champ du développement et les modalités renouvelées de la « fabrique du développement » découlant du désengagement de l’Etat, et de réfléchir aux limites des nouveaux modèles de développement (humain, durable, social, local, etc.) promus par les organisations internationales.
Un atelier de travail consacré au cas syrien a été organisé en novembre 2009. Il s’agissait alors plus spécifiquement d’examiner les implications du projet d’ « économie sociale de marché » formalisé lors du dernier congrès du parti Baas, et les modalités de la mise en œuvre des politiques de libéralisation dans un pays qui avait jusqu’alors échappé au plan d’ajustement structurel imposés par le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale. Le questionnement se voulait multidimensionnel et pluridisciplinaire, et concernait autant le monde urbain que le monde rural. A la suite de cet atelier, un appel à contribution en vue d’une publication. Au printemps 2011, quelques articles avaient été soumis, et nous nous sommes interrogés sur la pertinence du projet dans le nouveau contexte créé par le soulèvement populaire. Il nous a semblé alors que ces travaux ne pouvaient que contribuer à éclairer les circonstances de ce soulèvement. Nous avons toutefois décidé de lui donner une tournure un peu plus historique, en intégrant une réflexion sur la longue durée.
J: Quels sujets et enjeux ce livre aborde-t-il et avec quels travaux entre-t-il en discussion ?
EL et CR: Cet ouvrage s’inscrit donc à la fois dans la lignée d’un certain nombre de travaux parfois anciens traitant des transformations de la société et de l’économie syrienne depuis la prise du pouvoir par le parti Baas, étudiées sous l’angle du développement, et de travaux plus récents portant sur les effets des politiques de libéralisation, et des nouvelles configurations d’acteurs, suscitées par l’intervention croissante des organisations internationales d’un côté, des ONG de l’autre. Il fait plus précisément écho aux autres travaux publiés dans le cadre de ce programme : on peut mentionner en particulier, outre de nombreux articles, les ouvrages collectifs suivants : Caroline Abu Sada et Benoit Challand (dir.) Le développement, une affaire d’ONG. Associations, états, bailleurs de fonds (Paris: Karthala, 2012), Philippe Bourmaud (dir.) De la mesure à la norme, (Ifpo/A Contrario, Genève, 2011), Eric Verdeil (dir.) Services urbains en réforme dans le monde arabe (Géocarrefour, no. spécial, 2010), ainsi que, en arabe, Sbeih Sbeih (dir.) Muqatlu al-tanmia: bayn ‘aqa’diat al-tasweer wa wahm al-tatbiq (Beyrouth: Bisan, 2011).
A notre surprise, les articles reçus traitaient majoritairement du monde rural. La question agraire en est donc le thème central, mais non unique. Des politiques de modernisation des années 1950, des grands projets d’aménagement et d’irrigation, initiés dès l’époque mandataire, puis associés à la réforme agraire, et qui ont pris leur plus grand ampleur dans les années 1960 et 1970, aux conséquences de la redistribution des terres par la dite réforme agraire, puis, paradoxalement, après 2005, par ce qui a été qualifié de « contre réforme agraire », les transformations de l’agriculture et des rapports sociaux dans les campagnes apparaissent au cœur des mutations sociales de la Syrie contemporaine.
Le « développement » agricole, qui était au cœur du projet de développement baassiste, a en effet pris deux formes: la redistribution des terres et les grands projets d’irrigation. Il avait aussi une forte dimension sociale, qui a entrainé un morcellement extrême de la propriété foncière. Il en est résulté deux paradoxes: le premier est que l’objectif d’autosuffisance, grâce à l’irrigation et aux grands travaux, ne sera finalement atteint que par la multiplication des forages illégaux, donc via l’initiative privée, au prix d’une destruction accélérée de l’environnement et de l’épuisement des ressources; le second est que la contre-réforme des années 2000 a eu un double effet contradictoire mais complémentaire, de morcellement accru de la propriété, et de développement des grandes exploitations, provoquant dans les deux cas exode rural et paupérisation. On a beaucoup dit, à juste titre, que la crise de la seconde moitié des années 2000, qui résulta de la conjugaison de facteurs climatiques et socio-économiques, avait été un facteur sous-jacent déterminant du soulèvement syrien. C’est en effet largement dans les populations des petites villes et des banlieues de Damas et d’Alep, dont la population avait grossi trop vite suite à l’afflux de population chassées par la crise du monde rural, que se sont produites les premières manifestations.
D’autres contributions de l’ouvrage soulèvent aussi la question du rôle des experts et des élites (d’abord étatiques, puis privées) dans la mise en œuvre des projets de développement, et de la difficulté à impliquer des populations qui ne sont guère consultées, et qui réagissent en fonction de leurs propres intérêts, souvent à court terme, avec les ressources à leur disposition. Inversement, le caractère technocratique de mesures imposées sans consultation, ne faisait qu’encourager les pratiques de contournement des réglementations, avec des conséquences désastreuses pour le milieu écologique.
J: Comment ce livre se raccorde-t-il, ou au contraire se distingue-t-il de vos recherches antérieures?
EL et CR: Pour Cyril Roussel, l’ouvrage s’inscrit dans une trajectoire de recherche qui a commencé avec une thèse sur l’émigration du Djebel Druze (voir Les Druzes de Syrie. Territoire et mobilité), et s’est poursuivi avec d’autres travaux sur les espaces frontaliers et les nouvelles mobilités commerçantes notamment dans l’espace kurde irakien et à ses marges. Pour Elisabeth Longuenesse, ce livre a été l’occasion de revenir sur ses travaux antérieurs portant sur le rôle des ingénieurs dans la période développementaliste en Syrie, et sur la crise de cette profession à partir des années 1980.
Sa date de parution nous a donné l’occasion de réfléchir à ce qu’il restera de cette période, et aux leçons à tirer des échecs de la politique de libéralisation dans la perspective de l’après guerre civile. Pour les deux auteurs, la question sous jacente à nos travaux est, depuis toujours, celle de la façon dont les acteurs ordinaires du changement social s’approprient ou non les projets de l’Etat, mobilisent les ressources à leur disposition, rusent souvent avec les règles, pour accéder à des conditions de vie meilleures, ou résister à des injonctions étrangères à leurs valeurs. C’est le même souci qui nous a préoccupés pour orienter à la fois la demande adressée aux contributeurs, et la lecture que nous avons faite de leurs papiers.
J: Qui, espérez-vous, lira ce livre, et quel impact espérez-vous qu’il aura?
EL et CR: L’ouvrage devrait intéresser, nous l’espérons, tous ceux qui sont disposés à réfléchir à ce qui se passe en Syrie en dépassant la conjoncture politico-militaire de court terme. Etant accessible en ligne, il sera facile à consulter et à discuter. Le drame syrien est en effet aujourd’hui traité surtout sous l’angle militaire et sécuritaire, particulièrement dans les médias occidentaux. Pourtant, de nombreux chercheurs, économistes, intellectuels et militants syriens se préoccupent depuis le début de ses conséquences matérielles, sociales et humaines, et des risques de penser la reconstruction sans la population. Ils sont trop peu entendus. Notre ouvrage se veut une modeste contribution à une réflexion qui n’oublie pas les leçons du passé.
J: Quelle est la contribution de ce livre aux études urbaines en général et dans le monde arabe en particulier?
EL et CR: La question urbaine n’apparaît pas en tant que telle dans le livre (sauf dans la contribution de Mathieu Rey sur l’aménagement du port de Lattaquié dans les années 1950). Même si c’est en partie dû au fait que certaines contributions annoncées n’ont finalement pas été envoyées, notre surprise a été de constater la prédominance des études sur le monde rural. Celles-ci confirment toutefois le diagnostic souvent entendu à propos de la crise majeure de que celui-ci a connu dans la seconde moitié des années 2000-2010, qui a entrainé un exode massif vers les villes, venant grossir des banlieues paupérisées qui ont largement été à l’origine du soulèvement de 2011.
Extrait de Développer en Syrie. Retour sur une expérience historique
Dernier bastion proclamé du nationalisme arabe et de la résistance à l’impérialisme, la Syrie se trouvait, en 2011, confrontée aux contradictions découlant de la mise en œuvre des politiques de libéralisation économique, dans un contexte autoritaire gangrené par la corruption. En optant pour le « modèle chinois » d’une croissance économique sans mise en place d’amortisseurs sociaux, le régime a laissé se creuser les écarts sociaux de façon dramatique. En mars 2011, le basculement dans la contestation d’une région rurale en pleine urbanisation, confrontée à la montée du chômage et l’aggravation des conditions de vie, n’aurait pas dû surprendre le régime, mais pris de court, celui-ci fut incapable de réagir autrement que par la répression.
Comment comprendre les échecs répétés du projet développementaliste? La spirale dans laquelle s’est enfoncé un régime dont le projet initial était de mettre les ressources du pays au service de son peuple, qui aujourd’hui bombarde et détruit sur une grande échelle ce que son peuple avait construit au fil des décennies? Au-delà des diagnostics de fragmentation de la société ou d’incapacité de l’opposition, il faut évidemment interroger la façon dont ce pouvoir s’est mis en place, ses ressources, ses alliances, sa relation avec sa société. Mais le rôle et l’influence des acteurs étrangers ne sauraient être oubliés.
Quelle que soit l’issue du conflit, la question sera posée des modèles économiques et sociaux qui seront promus, de la conception de l’aide qui sera mobilisée par les institutions internationales et les agences de coopération. Quels choix seront faits, quelle conception du « développement » sera proposée, quel sera le rôle de l’État ? Des acteurs de la société dite civile ? Les analyses proposées ici des échecs et des limites des politiques mises en œuvre à la veille de la crise avec le soutien des bailleurs internationaux devraient inciter à la prudence et à la réflexion. Ils rappellent l’importance du monde rural, de l’équilibre entre villes et campagnes. D’autres travaux devront se pencher aussi, à l’avenir, sur le monde du travail, trop négligé par la recherche. La question urbaine, plus souvent traitée, sera en toute hypothèse prioritaire, du fait de l’importance des destructions matérielles : elle aussi devra être pensée en termes de question sociale. La preuve a été une fois encore faite, aux dépens des Syriens, que parler de bonne gouvernance, de responsabilité éthique des entreprises, de développement participatif, ne suffit pas à promouvoir la justice et la dignité.
[Extrait de Développer en Syrie. Retour sur une expérience historique par Élisabeth Longuenesse et Cyril Roussel (dir.), avec la permission des auteurs. Copyright 2014 Presses de l’Ifpo. Pour plus d’information et pour se procurer le livre, cliquer ici. Pour la version électronique, en accès libre, cliquer ici.]