Tout de suite après le massacre aux bureaux de Charlie Hebdo, les commentateurs se sont émus d’une attaque sur « l’Occident et la démocratie » « les valeurs fondamentales de la République française. » Ces valeurs « républicaines » sont invoquées avec unanimité, sans débat, comme si elles étaient d’une origine parfaitement pure. Mieux, les requêtes se multiplient pour exiger des musulmans qu’ils démontrent qu’ils partagent les valeurs sacrées de la laïcité et de la liberté d’expression. Par une ironie dévastatrice, on exige que les musulmans prouvent leur allégeance à des valeurs qui ont historiquement été construites pour les exclure. La République, en effet, a toujours eu son côté obscur, et les libertés aujourd’hui idéalisées ont émergé dans un contexte colonial où elles excluaient les sujets musulmans de la France.
Tony Barber dans le Financial Times « ne devraient surprendre personne familier de (…) l’héritage empoisonné de la colonisation française en Afrique du Nord. » Pourtant, l’histoire coloniale française et les origines hypocrites des valeurs républicaines ne peuvent expliquer la situation actuelle. Ce qui est colonial ici, c’est l’analyse plutôt que les faits. C’est ce narcissisme qui veut nous faire croire que nous faisons face à un problème uniquement lié à la France, l’Occident et ses valeurs alors que bien d’autres dynamiques sont en jeu. Alors que la violence récente ne connaît ni lieu ni frontières, lire les événements comme une attaque contre la République finit par faire le jeu des meurtriers eux-mêmes.
Les limites coloniales de la liberté d’expression
La loi phare sur la liberté de la presse, celle du 29 juillet 1881 toujours en vigueur, excluait à l’époque de sa promulgation les sujets musulmans de la République. Alors que la loi protège le droit de tous les citoyens français à la liberté de la presse, y compris ceux en Algérie et dans les colonies (article 69), elle ne protège pas les sujets français, c’est-à-dire les vastes populations colonisées dans l’Empire français. Il ne s’agit pas d’oubli, car presque en même temps, le Parlement français passe une autre loi tristement célèbre pour accroître la répression des Algériens musulmans. Moins d’un mois plus tôt, la loi du 28 Juin 1881 est en effet une pièce maîtresse du système de l’indigénat. Sous l’indigénat, système « monstrueux » de justice parallèle, les « indigènes » non seulement n’ont pas le droit à la liberté de la presse, mais ils ne pouvaient même pas se réunir ou tenir des propos anti-français en public. L’indigénat fait fi de procès réguliers, et prévoit toute un assortiment chatoyant d’amendes et punitions.
Bien que la loi exclue aussi des sujets colonisés de toute religion à travers l’Empire en Afrique et en Asie, son contexte algérien est particulièrement instructif parce que là elle finit par viser spécifiquement les musulmans. En effet, en Algérie française, les « citoyens » sont en règle générale tous ceux qui ne sont pas musulmans, et les termes musulman, indigène et sujet sont généralement (mais pas toujours) synonymes. « Musulman » était donc une catégorie légale racialisée qui n’était pas liée à la religion. Par exemple, et là le baroque colonial montre toute son absurdité, plusieurs procès ont confirmé que même si un indigène se convertissait au christianisme, il ne restait pas moins légalement musulman, c’est-à-dire non-citoyen et soumis au régime discriminatoire de l’indigénat.[1] La fameuse loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat était aussi censée être appliquée à l’Algérie mais finalement elle ne le fut jamais, principalement parce que les autorités voulaient continuer à contrôler ce que les imams prêchaient dans les mosquées, et les imams restèrent donc fonctionnaires de l’Etat français jusqu’à l’indépendance.
La loi sur la liberté de la presse mène donc à une situation unique où la minorité de colons, ainsi que les juifs algériens naturalisés français en 1871, développèrent une presse florissante, libres de publier ce qu’ils voulaient ou presque. D’après l’historien Didier Guignard, à la fin du XIXe siècle les colons en Algérie française publiaient sans doute plus de journaux par tête que leur pourtant déjà très prolifiques contemporains métropolitains.[2] Par contre, les musulmans eux étaient sujets à la censure et à l’intimidation officielle : les journaux par et pour des Algériens musulmans n’émergèrent que timidement au début du XXe siècle, et il n’y eut pas de quotidien jusqu’à l’indépendance en 1962. De nombreuses publications étrangères en arabe étaient aussi censurées, de peur que le « fanatisme » d’autres musulmans au Moyen-Orient ne prouve contagieux dans les départements outre-méditerranéens de la République.
Cette censure n’est qu’une partie d’un vaste dispositif « sécuritaire, » comme on dirait aujourd’hui, censé prévenir une insurrection musulmane généralisée. Suivant une guerre de conquête extrêmement brutale, les autorités craignent d’accorder la libre parole aux Algériens musulmans, « peuple conquis », au cas où ils s’organiseraient contre la France. Bref, l’émergence de la liberté de la presse à la française est donc liée à la violence, au racisme et à l’islamophobie de la colonisation. La France n’a jamais été un phare immaculé de la liberté de la presse. Il ne s’agit pas, à l’origine, d’un problème d’ « intégration » aux valeurs de la République c’est précisément l’inverse : les lois françaises ont été construites pour exclure les voix des Musulmans.
Penser au-delà de la France
Par contre, ce contexte historique n’explique pas entièrement les événements de cette semaine. Ce flashback en 1881 n’est utile que pour mettre de côté une idéalisation facile des « valeurs républicaines ». Contrairement à ce que le dit Andrew Hussey dans son livre profondément problématique The French Intifada, « musulman » n’est plus une catégorie en droit français et que l’Algérie est indépendante, libre d’avoir ses propres embrouilles avec la liberté de la presse. La signification des « valeurs républicaines » a changé bien au-delà de leurs origines grâce à un nombre de luttes, et les limites envisagées par les lois de 1881 se sont estompées même si elles n’ont pas disparu. Les frères Kouachi derrière l’attaque sur Charlie-Hebdo, bien que d’origine algérienne, sont nés à Paris et entraînés au Yémen. Amedy Coulibaly, l’homme qui a assassiné une policière avant de prendre des otages dans un supermarché cacher en connexion avec les attaques de Charlie-Hebdo, est né dans l’Essonne, allait régulièrement en vacances en Crète, en République dominicaine et en Malaisie, et jouait au poker en ligne. Comprendre leurs trajectoires, leur radicalisation en prison, leurs errances et leur marginalisation demande une compréhension solide du contemporain et non du colonial.
Prétendre que ces événements proviennent du passé colonial court le risque sérieux d’héroïser les djihadistes comme des résistants anti-impérialistes. La crise géopolitique dont ils font partie ne peut être lue par un prisme colonial. Un vocabulaire d’impérialisme et de résistance est manipulé de tous les côtés, alors que ces dernières années ont été le théâtre de cas tout aussi spectaculaires d’intervention que de non-intervention occidentale du Mali à la Syrie. Nous ne pouvons pas nous permettre d’oublier que les mouvements djihadistes attaquent systématiquement des journalistes irakiens, syriens et tunisiens. En Algérie même, les journalistes étaient systématiquement ciblés par les Islamistes dans la « décennie noire » des années 1990. Donc, ce n’est pas vraiment une tradition « française » de la liberté d’expression qui est attaquée, puisque le contexte de ces événements dépasse largement l’Hexagone.
Nous pouvons condamner les morts des journalistes à Charlie Hebdo, mais non parce que les valeurs françaises de liberté d’expression sont supérieures ou uniques. Beaucoup ces derniers jours ont souligné que Charlie Hebdo était une publication raciste et islamophobe qui perpétrait les stéréotypes coloniaux du fanatisme musulman. Je ne vais pas m’embourber dans « je suis Charlie/je ne suis pas Charlie, » qui s’est révélé être un débat animé sur les limites de la liberté d’expression pour lesquels il existe des orateurs plus qualifiés que moi, des orateurs par exemple qui ont lu Charlie Hebdo ce que je ne suis pas. Par contre, je peux dire que les événements actuels exigent de dépasser la mentalité coloniale. Les administrateurs coloniaux que je lis chaque jour pensaient que les musulmans avaient des cerveaux différents. Pour eux, l’islam collait à la peau et aux gènes, saturant l’individu et ne laissant aucun autre espace. Ils étaient « uniquement musulmans » et rien d’autre, pour emprunter le titre du livre récent de Naomi Davidson.
Aujourd’hui, les dangers de cette vision totalitaire peuvent venir de nombreux côtés, souvent inattendus. Il viennent de l’extrême-droite, bien entendu, qui nous prévient que les musulmans sont tous dangereux et qu’on ne peut pas leur faire confiance. Elle vient des djihadistes, qui nous disent que les musulmans sont musulmans un point c’est tout, fatalement engagés dans une lutte contre le reste du monde. Le piège ici, c’est le monde binaire, colonisé/colonisateur, noir/blanc, collaboration/résistance. Dans ce rétrécissement de la politique, il nous faudrait être « pour » ou « contre » Charlie Hebdo. En d’autres termes, nous devons résister de toute force la tentation de voir dans ces événements un affrontement entre la France et « ses Arabes », ou entre colon et colonisé. Dans l’ère de turbulence géopolitique actuelle, d’Ottawa à Damas à Sydney à la Kabylie, il n’y a ni Occident ni Orient, nulle part où courir, ni frontières ni barricades qui protègent du terrorisme ou de la surveillance.
Les meurtres de cette semaine ne sont pas des attaques contre la liberté d’expression française, une tradition qui a son propre côté obscur, mais elle est une des nombreuses attaques contre la liberté d’expression partout. Les journalistes à Charlie Hebdo ne sont ni plus ni moins mes héros que les journalistes irakiens, syriens, tunisiens ou algériens assassinés. Pour reprendre les paroles de Tahar Djaout, journaliste algérien assassiné par le Groupe Islamique Armé en 1993, « (…) je ne cautionnerai jamais la peur mitonnée par vos prêtres bandits de grands chemins qui ont usurpé des auréoles d’anges. Je me tiendrai hors de portée de votre bénédiction qui tue, vous pour qui l’horizon est une porte clouée, vous dont les regards éteignent les foyers d’espoir, transforment chaque arbre en cercueil. »
[1] De nombreux travaux spécialisés retracent maintenant les spécificités de cette terminologie légale mais nous ne nous attaderons pas dessus ici dans le contexte de cet article destiné aux non-spécialistes. Cette distinction impliquait aussi que les musulmans étaient sujets au droit islamique codifié par la France pour ce relevait du statut personnel, par exemple le mariage, le divorce etc., une spécificité qui fut à l’origine d’un débat politique intense.
[2] Didier Guignard, L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale, Paris: Presses universitaires Paris-Ouest, 2010.