Le Sud-est tunisien est de plus en plus sous les regards croisés des observateurs, des décideurs et des médias. Marginalisée et oubliée pendant des décennies, cette vaste région « frontalière » est ainsi devenue l’espace surveillé et l’objet d’un contrôle rapproché faisant appel à tous les moyens humains, techniques et technologiques dont disposent les autorités sécuritaires nationales et régionales (armée, forces de sécurité…) mais aussi les puissances et les organisation militaires régionales et internationales. Ce contrôle a été resserré d’un cran après l’attaque « terroriste » d’envergure (probablement plus de 50 ou 60 attaquants) sur la ville de Ben-Guerdane qui a eu lieu au mois de mars 2016 et qui s’est soldée par plusieurs morts civiles sans compter les pertes des forces de sécurités et des groupe armés à l’initiative de l’opération[1].
A l’origine de cette convergence des regards, on trouve la situation instable en Libye voisine et la présence dans ce pays de nombreuses organisation et milices armées, dont l’organisation Daech – ou Etat Islamique- et d’autres mouvements a tendances islamistes radicales, qu’on soupçonne de vouloir déstabiliser la Tunisie pour y imposer un pouvoir islamiste radical. Toutefois, l’attention accordée à la région se limite à la dimension sécuritaire et ignore sciemment les dimensions sociales, économiques et politiques locales qui expliquent incontestablement la « fragilité » sécuritaire de la frontière. Ainsi, toute la région qui s’étend de Gabes aux confins du sud, est réduite par les experts de la sécurité à la seule ligne de frontière qui sépare les deux pays voisins.
De la même manière, on assiste à une extériorisation des risques potentiels ou réels, de leurs causes et de leurs conséquences possibles, considérés comme externes (territoires) et étrangers (acteurs). Désormais, le risque est externe et étranger et les frontières doivent être renforcées et consolidées de manière à se prémunir contre… On construit des murs, on creuse des canaux, on militarise le territoire frontalier, on surveille la population, on contrôle le petit commerce informel, on renforce le contrôle des passages et des passagers qui traversent les frontières, on installe les caméras, on survole (hélicoptères, avions militaires, drones, satellites…), on stigmatise les populations locales…
Pour les populations locales, les frontières ne sont que la matérialisation de leurs marginalisations sociales et spatiales
Il y a dans ces lectures hyper-sécuritaires un refus total de toute tentative de comprendre les divers processus en cours dans la région qui, plus que le « terrorisme » potentiel en provenance de l’extérieur, menace sur le moyen et le long terme ce qu’on pourrait appeler la « cohésion » nationale et territoriale du pays. Il existe aussi un rejet total de toute tentative d’explorer, d’un côté, les liens entre les différents processus de marginalisations économiques, sociales et spatiales, et, de l’autre côté, les mécanismes de production de différentes formes de réponses locales qui, certes, ne s’inscrivent pas toujours dans la légalité formelle mais sont en réalité l’expression visible des diverses stratégies de survie que développent les populations locales. Ces stratégies vont des différentes formes de solidarités au commerce informel transfrontalier, en passant par l’émigration et les activités ponctuelles mais rémunérées en plus des activités agricoles ponctuelles (labours, récoltes, récoltes d’olives, petits élevages…).
Ainsi pour étudier la question de la sécurité dans le sud-est, y compris la « sécurité » alimentaire, il me semble absolument indispensable de déplacer le regard de la ligne frontière vers l’ensemble du sud est qui constitue en réalité la véritable « frontière » orientale du pays.
Si, dans le monde entier, les régions-frontières entretiennent, surtout en temps de paix, des relations d’échanges, y compris économiques, formelles et informelles plus ou moins intensives, certaines révèlent de véritables complémentarités inscrites dans le temps et dans l’espace. C’est notamment le cas entre le sud-est tunisien et l’ouest libyen. Ici on est face à des relations tribales et familiales anciennes et maintenues de générations en générations malgré les nombreux conflits qui ont jalonné depuis des décennies les relations entre les deux Etats. Ce grand ensemble frontalier est l’espace « tribal » commun de la grande tribu des Ouerghemma qui s’étend de la région de Matmata jusqu’à celle de Tripoli de l’autre côté de la frontière. Les familles se connaissent et les échanges sont à la fois courants et étendus jusqu’à des relations de mariages toujours fréquents. Incontestablement, ces relations, notamment de mariages, dépassent souvent celles qu’entretiennent les familles du sud est avec celles originaires d’autres régions tunisiennes. Il y a probablement plus de mariages entre tunisien(ne)s du sud-est et libyen(ne)s de l’ouest qu’entre les populations du sud-est et celles du nord-ouest de la Tunisie.
Mais ces relations familiales et tribales anciennes n’expliquent que partiellement les dynamiques des échanges transfrontaliers. Les véritables explications sont à rechercher dans les politiques internes et notamment dans leurs dimensions sociales et économiques. Elles sont aussi dans la lecture des conditions sociales des populations locales et leur sentiment profond et largement répandu qu’elles sont victimes d’une politique d’exclusion sociale et spatiale programmée et suivie par le pouvoir concentré dans les mains d’une « élite » originaire du nord-est du pays et particulièrement des grandes villes du Sahel. Derrière ce sentiment, il existe un certain nombre d’indicateurs « matériels » qui montrent clairement le faible niveau de développement de la région, à l’exception notable de l’ile de Djerba qui a connu un meilleur sort grâce aux investissements et aux infrastructures touristiques et qu’il faut « isoler » comme une poche ou une plateforme d’investissements « off shore ». Pour le reste de la région, le bilan est particulièrement négatif : 1) faibles infrastructures de transports, de santé, de services, … et même scolaires 2) un chômage se situant à plus de 14 % de la population 3) un taux de pauvreté entre 20 % et 40 % (davantage si on n’intègre pas l’ile de Djerba dans le calcul des moyennes) et, enfin, 4) un taux d’émigration parmi les plus élevés du pays, même si une partie de ce phénomène n’est pas recensé puisqu’il s’agit justement d’une émigration informelle…
Par ailleurs, parmi les nombreuses explications du développement du commerce informel, dont l’importance dominante des relations tribales et familiales, la question alimentaire occupe une très place déterminante.
Insécurité alimentaire dans le sud-est tunisien et commerce informel transfrontalier : opportunités, dépendance et risques sociaux
Le sud est tunisien est une région aride, assez peu irriguée par la pluie dont la moyenne ne dépasse que rarement les 120 mm par an avec une succession de périodes de sécheresses prolongées et qui peuvent durer plusieurs années successives. Toutefois, les populations locales ont développé, générations après générations, un extraordinaire « patrimoine » de techniques et de savoir-faire-s qui lui permettait de s’assurer un niveau minimum de sécurité alimentaire, y compris pendant les longues périodes de sécheresses. Ainsi, l’agriculture extensive basée sur l’olivier en terrasses, les céréales – particulièrement l’orge, les légumes secs tels que fèves, pois-chiches et lentilles (cultivés après la saison de pluie du printemps), l’élevage fixe et semi-nomade (surtout caprins et ovins) et enfin quelques cultures irriguées dans les oasis de plaine ou de montagne mais aussi à Djerba, connue par son extraordinaire « aménagement » en damiers (un carré irrigué de type oasien, dominé par le palmier, côtoyant un autre carré en sec planté d’oliviers et de cultures saisonnières pluviales…).
Mais depuis les années 1980, voire depuis l’indépendance, on assiste à une déstructuration rapide de ce qui fait l’équilibre de la région et la capacité de ses populations à s’adapter aux difficiles conditions « climatiques » locales. Il y a d’abord eu le prolongement des politiques coloniales de sédentarisation forcée de la population, souvent loin de leurs villages d’origines et de leurs terres. Cette sédentarisation forcée a été à l’origine d’une dégradation de la sécurité alimentaire des familles semi-nomades et d’une aggravation de leur dépendance vis-à-vis du marché. Désormais le couscous traditionnel basé sur l’orge que les populations cultivaient localement est progressivement devenu un couscous de blé qu’on se procure dans les boutiques, le blé n’étant pas produit sur place à cause de la pluviométrie insuffisante. Avec ce passage de l’orge au blé, c’est un mode de consommation qui a été aussi brutalement bouleversé avec l’arrivée massive de la semoule de blé, des pâtes et des farines industrielles et du pain blanc…
L’autre élément a été la décollectivisation (individualisation) progressive des terres « collectives » des tribus et des familles élargies ainsi que l’introduction du cadastre, un extraordinaire outil de dépossession, et de l’obligation d’enregistrement des terres. Cette réforme du foncier, inaugurée pendant la colonisation et prolongée par l’Etat indépendant, a fortement participé à « déconnecter » la population de la terre et aboutit à une forme d’abandon de l’agriculture au profit d’autres activités rémunératrices et/ou de l’émigration. Ces processus ont dramatiquement renforcé la dépendance et l’insécurité alimentaires locales.
La dernière étape de ces processus a été inaugurée vers la fin des années 1980 et le début des années 1990 et a consisté en la « privatisation » des nappes profondes, peu ou non renouvelables, en vue de développer des projets agricoles d’investissements privés, irrigués grâce à l’eau souterraine et dont la production est essentiellement destinées à « l’exportation » vers les grands centres urbains du pays, les zones touristiques et/ou l’étranger. L’essentiel des capitaux investis dans ces nouveaux projets provenant de l’extérieur de la région et même du secteur agricole, les populations locales ont assisté au développement d’une activité agricole privée « extractiviste » dont les bénéfices ne leur profitent pas, même si quelques personnes ont pu se faire employer par les nouveaux investisseurs « étrangers ». On est là en face des mêmes processus qui se sont très fortement développés dans la région de Sidi Bouzid et particulièrement dans la délégation de Rgueb et qui ont été, d’une manière ou une autre, à l’origine du suicide de Mohamed Bouazizi.
Ainsi, dépossédées d’un modèle social local ancestral, d’un savoir faire local exceptionnel, d’une large partie des terres collectives qui permettaient à toute la population locale d’avoir un accès convenable à des ressources, particulièrement le foncier et les ressources hydrauliques souterraines…, les populations locales sont progressivement devenus des consommateurs, en grande partie « passifs ». Désormais, elles sont dépendantes des secteurs économiques autres que l’agriculture, pour s’assurer des revenus généralement aléatoires qui leurs permettent –ou pas- de se fournir en produits alimentaires de base. Ce sont ces processus de dépossession-dépendances-insécurité, qu’il faudrait explorer en profondeur.
Par ailleurs, cette situation d’insécurité alimentaire appelle à étudier en profondeur les mécanismes souvent complexes du marché informel des produits alimentaires. Pour avoir une idée des circuits transfrontaliers, il serait très instructif de suivre plusieurs produits de bases de la source (lieu de production ou de fabrication) à la cuisine des consommateurs locaux. Prenons, à titre d’exemple, le cas d’un paquet de semoule de blé. Produit dans le nord tunisien ou importé de l’étranger, le blé est transformé (parfois importé sous forme déjà transformée) en « farine » qui sert à fabriquer la semoule dans des usines alimentaires situées à Tunis ou à Sfax. De là, commence un long voyage avant d’aboutir chez le consommateur local du sud-est. Exporté « officiellement » en Libye (surtout jusqu’au milieu de l’année 2011), le petit paquet est vendu sur le marché libyen à un prix largement subventionné. De là, il est acheté, à un prix « de gros » subventionné, par un commerçant de l’informel (tunisien ou libyen) qui le réexporte « illégalement » à Ben Guerdane ou dans les autres villes du sud-est. Une fois arrivé sur place, le paquet est vendu sur le marché informel local (dit aussi marché libyen ou marché de Kadhafi) à un prix jusqu’à 30 ou 40 % moins cher qu’un autre paquet sorti exactement de la même usine et vendu dans le circuit formel (magasins et boutiques…). Il en est de même pour les boites de concentré de tomates et/ou d’harissa et les boites de thon et de sardines…
Mais après la chute de Kadhafi, la déstabilisation de la Libye notamment par l’irresponsable et meurtrière intervention française (appuyée par ses alliés), le renforcement des contrôles frontaliers et la réduction consécutive du marché informel des produits alimentaire (au profit de produits pétroliers, de stupéfiants et même d’armes à feu) ont provoqué une forte hausse des prix alimentaires, aggravant ainsi l’insécurité alimentaire locale. A ceci s’ajoute le fait que les nouveaux « pouvoirs » libyens, ont supprimé les subventions des produits et les ont remplacées par des allocations financières accordées directement aux consommateurs (cash in hand). Par conséquent, les prix réels ont fortement augmenté sur le marché intérieur libyen ce qui a participé ainsi à tarir le marché informel transfrontalier, à augmenter les prix des produits alimentaires « réels » dans la région frontalière, à aggraver les conditions sociales et économiques locales et à nourrir le rejet que les populations locales développent envers « l’élite » économique et politique du pays.
En guise de conclusion trop rapide
En guise de conclusion, il faut souligner que, d’un côté, le développement de l’informel transfrontalier est d’abord induit par les processus de marginalisation et de dépossession des populations locales et, de l’autre, la fermeture de la frontière aggrave encore davantage l’insécurité alimentaire des mêmes populations. Alors que, pendant des années, l’économie informelle avait permis maintenu les taux de pauvreté à des niveaux inférieurs à ceux d’autres régions comme Sidi Bouzid, Seliana, le Kef et Kasserine (les 4 premières régions), son rétrécissement induit vraisemblablement une hausse rapide de ces taux, d’autant que le renforcement des frontières n’a pas été compensée par de réelles politiques de développement local. Mais il s’agit ici davantage d’une problématique de recherche que de la conclusion d’une réflexion approfondie.
[Ce texte a été initialement publié sur le blog Demmer.]
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[1] Ce qui vient ci-dessous est en grande partie vraie pour les autres régions frontalières (populations, tribus, familles, échanges, commerce transfrontalier,…). Mais je connais beaucoup moins la situation et les spécificités locales.