[Le texte qui suit correspond à une intervention prononcée le 28 novembre 2015 lors d’une table ronde sur la question de l’environnement au Liban organisée par la Maison du Liban à la Cité universitaire internationale de Paris et son comité des résidents. Les autres participants à la table ronde étaient Ghaleb Faour et Eric Verdeil]

Il y a dix ans, nous achevions de présenter le schéma d’aménagement du territoire du Liban et démarrions, dans la continuité de ce travail, un projet consistant à programmer les investissements publics sur un horizon de quinze ans, à partir de la définition des choix de politiques sectorielles. Ces travaux n’ont, malheureusement, jamais été mis en œuvre. Nous n’étions pas naïfs au point de croire qu’ils seraient appliqués tels quels.

Les débats qui ont lieu aujourd’hui au Liban, rejoignent les problématiques qui nous avaient inspiré ce travail. Elles reposaient sur deux objectifs majeurs, considérés comme des postulats : rationaliser les choix d’utilisation du territoire par la population en termes économiques ; favoriser l’interdépendance au sein de ce territoire entre les différentes catégories de population. Ces deux considérations, éminemment politiques, cherchaient à sortir de l’interprétation qui prévalait alors d’un développement « équilibré » assis sur la redistribution clientéliste des bénéfices entre les groupes politiques et leur clientèle, pour aller vers une logique d’intégration et de complémentarité. Ces approches devaient concerner tous les domaines : les réseaux de transport, la distribution des zones économiques, la distribution des nuisances, la distribution des services (hôpitaux, enseignement, etc.). Ces travaux ont fait l’objet de consultations, de débats, de présentations multiples à tous niveaux d’audience (universités, municipalités, partis politiques, etc.). L’actualité libanaise les fait resurgir même si le sujet dominant concerne aujourd’hui un aspect qui devrait être mineur, la gestion des déchets ménagers.

Du gouvernement et du territoire au Liban

Avant d’approfondir ce sujet, je voudrais élargir mon propos et rappeler que, en référence aux travaux de Foucault et d’autres, la notion de gouvernement s’articule autour de la gestion par le pouvoir d’une population et d’un territoire définis. Cet exercice est-il encore possible aujourd’hui alors qu’il est mis au défi sur les questions d’environnement planétaire ?

Où se trouve ce gouvernement du monde ? Est-il possible d’en avoir un ? Il est évident que les risques subis par les instances décisionnelles nationales ne sont, en aucune manière, homologues aux risques produits. De ce fait, les possibilités actuellement disponibles d’aboutir à une rationalisation de la gestion des externalités environnementales posent un problème d’ordre politique au monde. Cet enjeu, qui certes ne sera pas facile à mettre en œuvre dans le cadre de la COP21, remet en question l’ordre politique mondial. 

Pourtant, malgré la taille réduite du territoire libanais, le pouvoir n’a pas prise sur la réalité du territoire national et ne cherche pas à en avoir: le Liban n’a pas plus de cadastre que de recensement ni de décharge ; la notion même de domaine public ne dépasse pas le cadre d’un argument parmi d’autres dans les débats politiques et n’est pas prise au sérieux. Si la gestion du territoire est absente au Liban, la gestion des réseaux sociétaux – aussi appelés communautés, collectifs ou réseaux d’immigration – est, en revanche, bien active. La gestion des territoires en soi n’intéresse pas le pouvoir. Les  travaux produits n’en sont pas moins louables, car ils démontrent que l’on est forcé de prendre acte des faits physiques du territoire et de la population et de faire face au déni. À ce stade, il est intéressant de suivre les grandes étapes de l’évolution historique.

Le cadastre a été lancé par les Ottomans durant la phase de modernisation, l’essentiel a été achevé durant le mandat. Près de la moitié du territoire n’est toujours pas cadastré. Dès 1946, la République libanaise nouvellement indépendante a modifié le code de la résidence. Jusqu’alors le code de la résidence, inspiré du code français, imposait à tout Libanais amené à déménager le devoir de déclarer son nouveau lieu de résidence, sous peine d’amende. Les leaders de l’indépendance ont jugé nécessaire de modifier ces lois : en cas de déménagement, les Libanais ont le droit, et non plus l’obligation, de signaler leur déplacement et les autorités ont le droit d’accepter ou non d’enregistrer leurs déplacements. Des leaders actuels déclarent à répétition qu’il faut interdire totalement le « déplacement » des lieux d’enregistrement. Ce faisant, les autorités ont annulé toute notion de résidence. Ainsi, les Libanais, même émigrés, sont tous considérés comme résidents dans le lieu où leurs aïeux ont été enregistrés en 1932, année du dernier recensement.

 

[Bornage et cadastre au Liban. Source : Atlas du Liban. Territoires et société, 2007]

Au Liban, nous ne connaissons ni les résidents ni les étrangers qui y résident. De même, nous ignorons le taux de chômage, le taux de victimes d’une maladie : le système politique refuse de savoir. Par conséquent, les élections municipales ou législatives n’ont quasiment aucune relation avec le lieu où se trouve chaque membre de la population, à chaque bout du territoire. Cela se traduit aussi par le fait que les communautés religieuses qui, ailleurs, sont toutes censées être assises sur une base territoriale (les patriarcats, les imamats, etc.), ne sont pas organisées ainsi au Liban. Au Liban, il s’agit d’un réseau universel qui tisse sa maille sur l’ensemble du globe. Les émigrés sont suivis à partir du réseau d’affiliation qui semble éternel et qui les définit identitairement. Ceux qui ne se sont pas déclarés Libanais au moment de l’application des accords de Lausanne instituant la nationalité libanaise, devraient être Libanais alors qu’annuellement, entre 40 000 et 50 000 Libanais résidents émigrent sans que personne ne s’en émeuve et que 40 % de la population résidente et probablement plus de 50 % de la population active ne sont pas libanais.

Ce constat est intéressant en cela qu’il rejoint une tendance qui malheureusement se développe en France, mais dans le sens inverse. La tendance à la communautarisation, à la définition des cultures, des origines sont des pas prometteurs vers un réalignement du système politique effectif de la France – non pas celui défini dans la constitution – vers une logique de contrôle par des réseaux et non plus à travers cette fiction toujours fragile, celle de la citoyenneté qui ne nait que de l‘intersection du contrôle d’un territoire et d’une population qui y réside.

La crise des déchets et le gouvernement du territoire

Pour revenir à l’affaire de la gestion des déchets, au Liban comme partout, les municipalités les géraient plus ou moins. La municipalité de Beyrouth, une des premières de l’Empire ottoman, a été, à la fin du XIXe siècle, une des premières à être constituée dans la logique hygiéniste avec la quarantaine, le pavage des rues. Cela s’est poursuivi jusqu’à la guerre civile. La guerre civile a donné le coup d’arrêt aux services publics et, comme tout le reste de l’édifice de l’État, ils ont été mis à mal. Des modalités de substitution se sont peu à peu mises en place sans que cela ne découle d’un plan machiavélique, mais probablement induites par des tâtonnements progressifs. Le problème des déchets est que, contrairement à l’électricité ou à l’eau, ils ne génèrent pas de ressources financières. Il est compliqué de faire payer les déchets. Ils apparaissent donc comme une nuisance, un coût et non pas comme une source de revenus. Dans ce cadre, les déchets ont commencé à être entassés dans les zones de rejet, les no man’s land comme la zone de démarcation entre Beyrouth Est et Beyrouth Ouest, plus particulièrement le centre-ville et la côte jouxtant le centre-ville constituant une montagne de déchets dans la mer. Un deuxième monticule, plus petit, s’est constitué à l’est de l’embouchure du fleuve de Beyrouth, devant la côte de Bourj Hammoud. Comme il pouvait être risqué de s’aventurer en venant de Beyrouth Est vers le golfe de Normandie, on a trouvé un palliatif à cet endroit !

Depuis 1963, il n’y avait plus eu d’élections municipales au Liban ! Il devrait y en avoir dans quelques mois. Faut-il rappeler que le parlement libanais proroge régulièrement son mandat en toute impunité ? Au début des années 1990, nombre de conseillers municipaux étant émigrés, décédés ou s’étant disputés entre eux, la majorité des municipalités était moribonde. Par ailleurs, on avait racheté des usines d’incinération et de tri qui, comme les autres usines de traitement, ne fonctionnaient pas. C’est dans ce contexte qu’ont jailli deux idées d’une complémentarité implacable. Une vieille loi assignait à l’ensemble des municipalités des quotes-parts dans différentes taxes prélevées par l’État qui devaient être placées sur un compte spécifique à la banque centrale, dénommé caisse autonome municipale (CAM). Ces quotes-parts devaient ensuite être redistribuées aux différentes municipalités, selon un calcul incluant différents paramètres (comme le nombre de descendants des résidents recensés en 1932 que comptait chaque commune… !), soumis à décret annuel édicté par le Conseil des ministres. Ce compte n’a jamais été ouvert et cette caisse indivise, sans défenseur, s’est transformée, comme le domaine public, en territoire de prédation. La seconde idée a été de confier au CDR (Conseil du Développement et de la Reconstruction) la mission de passer un contrat pour la rénovation des deux usines de traitement rouillées et déglinguées, en imputant les charges à  la CAM. Ce contrat, conclu avec le groupe AVERDA (comprenant les sociétés de Sukleen et Sukomi) a ensuite été étendu au ramassage, au traitement et à la mise en décharge d’abord des déchets de la ville de Beyrouth puis de l’ensemble de la zone métropolitaine centrale. Ainsi, sans que les municipalités n’aient été consultées, il s’est agi de faire main basse sur les fonds de la CAM au profit d’un contrat passé avec le CDR, incompétent en la matière, pour traiter l’ensemble du cycle des déchets.

Le cycle des déchets s’articule autour de la collecte, du tri et de la mise en décharge, sachant que la contrepartie financière de la mise en décharge est calculée sur la base du poids des déchets, poids qui s’amenuise si le tri est bien réalisé. Par conséquent, les usines de tri ont été transformées en usine d’emballage : les ordures étaient ramassées, emballées et mises en décharge. Ainsi, cette société encaisse la collecte, le tri qu’elle n’a pas opéré et la mise en décharge calculée sur le poids des déchets, qui, entretemps, ont été gonflés par l’humidité. Le coût de la tonne est donc deux à trois fois supérieur à ce qu’il est dans les pays riches. Ce système a été extrêmement  lucratif pour la société adjudicataire et pour ses protecteurs politiques. Avec  la flambée des cours du pétrole, nos politiciens qui sont aussi des industriels, ont vu l’opportunité de réaliser des économies d’énergie dans les usines en utilisant les procédés d’incinération, ce qui a suscité quelques remous. Heureusement, le prix du pétrole a chuté.

Dans ce montage, l’entreprise commune qui ramassait les ordures rendait des services à l’ensemble des acteurs politiques mais les besoins financiers de ces derniers s’accroissaient alors que leurs revenus provenant, par divers canaux, de la manne financière des pays du Golfe diminuait fortement du fait de la chute des prix du pétrole. Cela les a conduits à vouloir réformer le système, en vue d’instaurer un découpage du territoire calqué sur le pouvoir politique que chacun d’eux détenait dans  ce Liban imaginaire de 1932, avec ses colorations communautaire. Ainsi, au lieu d’une grosse opération centrale de traitement des déchets qui distribue, telle une coopérative, des avantages aux chefs politiques communautaires, chacun d’eux disposerait de la sienne propre, source de revenus stable et permanente.

Mais le Liban réel étant tout autre, la plus grande quantité d’ordures est collectée à Beyrouth sans possibilité de disposer d’une décharge au sein de son périmètre urbain étroit. Les chefs politiques qui « contrôlent » les territoires ruraux se devaient de mettre la main sur une partie des bénéfices découlant du traitement des ordures de la capitale. Ils ont pour cela bloqué l’adjudication dans Beyrouth et ont arrêté la décharge déjà en place de Naameh au sud est pour faire pression sur les autres et améliorer leur capacité de négociation et leur « part » dans les déchets de Beyrouth.. Dans ce contexte de chantage entre les différents chefs de milice pour s’emparer de l’argent des municipalités censément déposé à la CAM mais pillé par le CDR sans y avoir légalement prise, ils n’ont rien trouvé de mieux comme moyen de pression que de jeter les ordures dans la rue pendant des mois.

Tous ces artifices n’empêchent pas que la totalité des paiements réalisés par le CDR a la société Sukleen adjudicataire depuis 1994 l’ont été sur la base de décisions prises par les Premiers ministres successifs, les ministres des Finances, de l’Intérieur, qui ont envoyé, chaque mois, au ministère des Finances une note exigeant le paiement de montants indiqués en dollars à la société. Les fonctionnaires du ministère des Finances n’étant pas habilités à débiter un compte public de tiers (les municipalités) sans support formel, ont effectué ces paiements comme des opérations transitoires, dont le montant total avoisine les deux milliards de dollars. Aucun paiement définitif n’a été réglé à cette société.

Le schéma directeur d’aménagement du territoire avait identifié les zones qui, selon des considérations pédologiques, géologiques, écologiques, géographiques, etc., n’étaient pas vouées à accueillir des décharges. Ces zones ont été décrétées zones d’exclusion. Il restait beaucoup de possibilités. Mais le problème réside ailleurs ; tout le territoire libanais est considéré constructible. Il n’y a ni terrains agraires, ni forestiers, ni naturels. C’est pour cela qu’il n’y a toujours pas de décharge au Liban. Les équipes municipales élues par les descendants des résidents de 1932 n’ont que faire des résidents effectifs. Le principal lien des électeurs avec la localité tient à ce qui leur y reste comme propriétés foncières. Les conseils municipaux agissent de ce fait comme des syndicats de propriétaires fonciers. Leur souci premier est d’augmenter la valorisation du foncier. C’est pour cela que l’ensemble du territoire est constructible. Or l’implantation d’une décharge représente un risque majeur de dévalorisation du foncier. Les chefs politiques ont logiquement tenu à ce que les appels d’offres pour le traitement des déchets, chacun dans sa zone d’influence, ne comportent pas de mise à disposition de sites de décharge pour que les adjudicataires soient contraints de recourir à eux pour qu’ils les leur fournissent. Mais même là, ils ont eu beaucoup de mal à forcer la main à leur clientèle. On en est arrivé finalement à des décharges en mer (Saïda, sud et nord de Beyrouth et Tripoli) qui présentent le double avantage de tomber en dehors des périmètres municipaux et de faire espérer à terme de lucratives opérations foncières sur les remblais.

Le territoire est systématiquement utilisé et reconfiguré comme instrument du pouvoir. Un territoire virtuel est produit et entretenu pour asseoir la représentation politique et le pouvoir ; le territoire fonciérisé sert ensuite d’appât pour attirer un maximum d’investissements provenant des expatriés ou de riches investisseurs des pays du golfe. Il sert aussi de support à la distribution d’une richesse virtuelle qui est utilisée comme contrepartie aux crédits. Le pouvoir utilise le territoire comme marchandise, de même qu’il utilise la population comme marchandise destinée à l’émigration pour entretenir l’afflux de fonds de l’étranger.

Nous assistons donc à une inversion complète du schéma classique de gouvernement d’un territoire et d’une population. Ici, le mécanisme du pouvoir réticulaire utilise et le territoire et la population comme marchandises politiques et les consomme régulièrement avec une sérénité absolue. Cette configuration présente un intérêt politique pour organiser la confrontation mais aussi un intérêt théorique quant à la relation entre les fondements et les leviers du pouvoir d’une part, et la gestion-préservation ou la consommation-destruction du territoire incluant l’environnement et de la population, d’autre part.