Le 22 février dernier, nous publions le premier article de notre série de perspectives décentrées sur l'Algérie au terme du quatrième mandat de Bouteflika. Le même jour, un mouvement de contestation massif débutait dans les rues du pays. Rejetant la candidature du président grabataire et menaçant un système de domination aux innombrables violences, des dizaines de milliers d'algériens ont démontré la persistance du souffle révolutionnaire qui fit la gloire du pays dans les années 1960 et 1970. C'est peu dire que cette mobilisation spontanée et massive nous a pris par surprise (et quelle surprise délicieuse ce fut là!). En réponse, Bouteflika n'a pas eu d'autre choix que d'annoncer son renoncement à un cinquième mandat et le report des élections. Une révolution est en marche, mais cela ne veut pas dire que nous abandonnons notre projet. En effet, quoi de mieux qu'une vue de l'Afrique pour parler de révolution en Algérie ? En réinscrivant le pays dans une perspective africaine, on peut comprendre les conséquences de l'abandon du projet tiers-mondiste et saisir certains enjeux essentiels pour le présent mouvement révolutionnaire, notamment en terme d'identité et de souveraineté. Comme il est toujours mieux de voyager en bonne compagnie, nous avons des invités de choix. Cette fois, nous bénéficierons des éclairages de l'anthropologue Nabila Moussaoui et du politiste Salim Chena.
Pour une révolution africaine
Personne n'exprime mieux que Franz Fanon la portée continentale de la guerre d'indépendance algérienne. Dès 1958, le héraut tiers-mondiste affirme que "les détails sur la répression colonialiste [et] l’héroïsme du peuple algérien ont éveillé et enhardi la conscience des hommes et des femmes d’Afrique".[i] Bien sûr, l'internationalisme passionné de Fanon se heurtera bientôt à la réalité du mouvement national, et aux objectifs plus autocentrés des leaders du FLN soucieux de construire leur État. Cela n'empêche pas le parti nationaliste de financer la création par Jacques Vergès de l'hebdomadaire Révolution africaine en 1962, lequel est chargé de couvrir les luttes de libération nationale en Afrique. Dans les années 1960, le gouvernement soutient le combat contre l'impérialisme et accueille des mouvements révolutionnaires venus des quatre coins du continent et d'ailleurs. En 1969, l'Algérie organise le premier festival culturel panafricain. La chanteuse sud-africaine Miriam Makeba livre une performance mémorable. Déchue de sa souveraineté par Pretoria, elle reçoit un passeport algérien. Si l'Algérie ne tourne pas le dos au panarabisme, elle trouve dans son africanité un moyen de s'affirmer internationalement.[ii]
Comme le démontre le cas de Makeba et de tant d'autres révolutionnaires de la période, l'africanité algérienne est indissociable d'une tradition tiers-mondiste d'hospitalité. Le plus grand pays du continent est de facto une terre d'accueil et de circulation. Si sa vocation tiers-mondiste s'est sans doute évaporée sous Bouteflika, l'Algérie n'en reste pas moins située au carrefour de multiples formes de mobilité, qui traversent notamment le Sahara.
Salim Chena: "Il y a plusieurs catégories de mobilités qui traversent le sud algérien. Certains ont des liens familiaux/tribaux transfrontaliers, particulièrement parmi les touaregs. Par exemple, la région autour Kidal au Mali est très liée à Tamanrasset. Ces mobilités transnationales vont parfois accompagner des activités économiques transfrontalières, qu'il s'agisse de commerce ou de contrebande. Elles peuvent aussi servir de relais aux migrants transnationaux qui traversent le Sahara pour aller plus au nord (mais pas forcément tous en Europe). Les transporteurs sont souvent les touaregs. Les transmigrants pour leur part sont souvent originaires d'Afrique de l'Ouest, et dans une moindre mesure d'Afrique centrale."
La précarité des migrants
Loin de n'être que le pays de l'exil et de la harga, l'Algérie est donc vouée à accueillir les migrants venus d'Afrique subsaharienne, mais aussi des réfugiés venus du reste du monde arabe. L'Algérie est redevenue un pays d'immigration après avoir fait face à un exil des étrangers (notamment occidentaux) dans les années 1990.[iii] De nombreux binationaux venus d'Europe se sont réinstallés au Nord à la faveur du retour des compagnies européennes. Mais la majorité des migrants provient désormais d'Afrique subsaharienne. Leur arrivée est notamment une conséquence du développement des villes du Sahara algérien, entamé dès les années 1970. Le mouvement s'est accéléré au début des années 2000.
Salim Chena: "Dès les années 70-80, les projets de développements des zones sahariennes, notamment liés ou financés par les hydrocarbures, ont nourri l'urbanisation et donc une demande de travailleurs. Le secteur du bâtiment est un important employeur de migrants, mais aussi le commerce de bouche (boulangerie, restauration) et l'artisanat. Le commerce informel et la réparation de rue fournissent aussi des revenus. Les migrants se constituent des économies autant qu'ils le peuvent, pour épargner et financer leur mobilité, ou pour envoyer au pays. On trouve aussi des sahéliens qui migrent en fonction des saisons sèches ou humides, pour compléter leurs revenus agricoles par des emplois dans les zones urbaines sahariennes. Il ne faut pas négliger non plus la part des étudiants, y compris dans les chefs-lieux de wilayas du Sud."
Les migrations venues d'Afrique subsaharienne inscrivent l'Algérie dans un espace transnational où circulent humains, capitaux et marchandises. Dans le même temps, de nombreux migrants fuient des crises sécuritaires ou économiques. La majorité arrive alors avec un statut de demandeurs d'asile et leur situation est par essence précaire, notamment sur le marché du travail.
Nabila Moussaoui: "Les principaux secteurs qui emploient les migrants d'origine sahélienne et subsaharienne sont le bâtiment, qui profite des projets nationaux voulus par la présidence, et les chantiers de gros œuvres. Ils sont évidemment majoritairement employés "au noir", car l'informel reste le principal format d'embauche. Aucune initiative de création de permis de travail ou de régulation n'a été sérieusement envisagée comme c'est le cas au Maroc ou dans des pays de l'UE par exemple. On tire profit de cette main d'œuvre disponible et peu chère, mais on refuse qu'elle soit couverte en cas d'accident de travail ou autre. Ce cantonnement dans l'emploi informel empêche les migrants d'être légalisés par leur travail."
Insécurité et racisme
La précarité des migrants est une accentuation du système économique national. Alors que la place du secteur informel augmente la vulnérabilité des travailleurs, cette violence socio-économique frappe tout particulièrement les immigrants venus du Sahel et d'Afrique subsaharienne. Elle est couplée à une violence symbolique particulièrement intense dans l'Algérie de Bouteflika, et qui encore une fois se déchaîne de manière décuplée à l'encontre des populations précaires. Les migrants sont ainsi associés à la peur d'une infiltration terroriste et d'une déstabilisation du pays. Plus généralement, un discours raciste négrophobe s'est développé en Algérie comme dans la majorité du monde arabe, signe de l'effondrement de la solidarité tiers-mondiste.
Nabila Moussaoui: "Les migrations subsahariennes ont longtemps été ignorées par les politiques en Algérie. Depuis quelques années, le nombre important d'arrivants et l'urgence de leur prise en charge ont fait que l’État algérien se devait de réagir face à cette migration inattendue. La société aussi a eu du mal à accepter cet "autre" différent. On entend des propos racistes tels que "khalech" ou encore "negraoua" pour qualifier ces migrants par rapport à leur couleur de peau. On utilise des mots durs et péjoratifs. Même le premier ministre décrit ces migrants comme amenant "leurs lots de misères et de maladies pour notre pays." Ces propos reflètent un racisme présent jusqu’au plus haut sommet de l'État."
Dans le contexte tendu des dernières années, marqué par une paralysie politique et la crainte d'un effondrement économique, la négrophobie a pris une place croissante dans l'espace public algérien. C'est tout particulièrement le cas sur les réseaux sociaux, que ce soit sous la forme d'injures trollesques visant une Miss Algérie à la peau trop foncée ou de campagnes accusant les migrants africains de tous les maux.
Salima Chena: "Les mobilités transfrontalières ont souvent été occultées dans leur profondeur et leur complexité. Elles ont été traitées sous l'aspect sécuritaire et misérabiliste, des discours d'ailleurs parfois contradictoires. Il existe aussi un imaginaire ancien qui renvoie à la période médiévale et sert la construction de l'infériorité d'autrui. Ces discours xénophobes ont des visées politiques. L'instrumentalisation de l'insécurité dans les discours des élites contribue à légitimer certaines représentations caricaturales des migrants, plutôt que d'analyser les vrais problèmes structurels liés à la criminalité en Algérie."
Si de nombreux Algériens ont aussi exprimé leur solidarité vis à vis des migrants, la banalisation des discours racistes ne peut pas être dissociée de la routine sécuritaire du régime. De fait, le Premier ministre Ahmed Ouyahia décrit les flux migratoires comme relevant de la sécurité nationale et de l'ordre public. Ces discours sont partie intégrante d'une reterritorialisation des questions de migration opérée dans les années 2000. L'État s'est ainsi doté de nouveaux moyens afin de contrôler et réguler les flux transnationaux de population.[iv] Dans ses travaux, Salim Chena montre comment la sécuritisation des migrations opérées en Europe a été exportée et réinterprétée dans le Sud, pour rentrer en résonance avec des structures économiques et raciales spécifiques. Cet état de fait porte un rude coup à l'image d'hospitalité et de solidarité qui fut jadis attachée à l'Algérie révolutionnaire. Le pays peut ainsi être accusé au Mali d'accepter l'argent européen tout en maltraitant les migrants sahéliens. À cette accusation, les relais du régime répondent en agitant le dernier oripeaux du tiers-mondisme algérien: un nationalisme défensif dénonçant les manigances étrangères.
La personnalité algérienne
Parler de racisme en Algérie, c'est aussi parler d'identité et d'africanité. La question de la personnalité algérienne (shaksiyya islamiyya) fut jadis centrale dans le combat anticolonial, comme une manière de faire pièce au racisme français tout en créant la nation.[v] Dans le combat anti-impérialiste, l'africanité de l'Algérie était une fierté et une ressource diplomatique. Après cinquante ans d'indépendance, l'idée d'un destin commun à l'échelle continentale a été démembrée au profit d'un nationalisme des plus étroits.
Nabila Moussaoui: "Les Algériens ne se sentent pas africains ce qui est alarmant et triste à la fois. On parle de ces migrants comme des individus aux origines très lointaines, des êtres différents et inférieurs. En général, l'Algérie doit se tourner vers l'Afrique et l'aspect économique n'est pas suffisant. Il faut élaborer un vrai programme socio-politique où la mobilité sud-sud sera au cœur des échanges. Il faut favoriser la circulation des biens et des savoirs et les échanges universitaires qui restent limités. La société algérienne est confrontée à des problèmes identitaires. Une vraie ouverture sur la culture africaine afin de montrer que l'algérianité est aussi une forme d'africanité serait bénéfique politiquement et socialement."
L'Algérie est riche de son identité plurielle: arabe et berbère, africaine et méditerranéenne, séculaire et islamique, nationaliste et globalisée. Le processus de construction nationale avait néanmoins priorisé une définition univoque de l'identité algérienne, arabe et musulmane, établie lors du congrès de Tripoli en 1962 et mise en service d'une souveraineté verticale et bureaucratique. Si cette définition étroite répondait aux exigences du combat anticolonial et d'une solidarité panarabe de courte durée, on ne peut manquer de revenir à Frantz Fanon. Dénonçant la séparation arbitraire du "nègre" et de "l'arabe", celui-ci voyait dans la limitation identitaire une entreprise d'appropriation du pouvoir menée par une nouvelle bourgeoisie nationale.[vi] Cette réduction de la personnalité algérienne est un facteur parmi d'autres ayant mené aux mobilisations culturalistes des années 1980, et à la guerre civile de la décennie suivante. Confrontés à la crise de la communauté nationale, les experts, éditorialistes et journalistes étrangers ont depuis construit l'image d'une société en proie à la confusion identitaire, rendue schizophrène par la confrontation entre tradition et modernité. Ces représentations négatives et dualistes ont servi la restauration de l'ordre sous Bouteflika, sous la forme d'une réorganisation de l'état policier et de la mise-en-scène d'une transition démocratique sans fin.
C'est ainsi que nous revenons au mouvement de protestation en cours: les manifestants du 22 février ont entamé une révolution symbolique majeure. En répétant à l'envie leur désir d'agir pacifiquement et civilement, ils proposent un renouveau de la personnalité algérienne, sortie des pièges de l'unanimisme vertical boumédiéniste et du registre pathologique hérité de la guerre civile. La génération née pendant la décennie noire revendique le droit de vivre en-dehors du cadre paranoïaque imposé par le régime. Dans ce contexte, l'africanité de l'Algérie pourrait être une ressource afin d'imaginer un futur libéré de l'obsession sécuritaire et du nationalisme défensif.
La mort de Si Abdelkader El Mali
Bouteflika, du temps de son vivant, avait lié son destin à une idée de l'Algérie transcendant les frontières du nouvel État-nation. Durant la révolution, il dut son nom de guerre, Si Abdelkader El Mali, à son activité d'organisation du FLN aux frontières méridionales du pays. Plus tard, son plus grand fait d'arme diplomatique fut d'offrir une tribune à Yasser Arafat en 1974, devant l'Assemblée générale des Nations Unies dont il était le président. Quant aux espoirs d'une restauration du prestige du pays qu'il portait en 1999, ils étaient notamment associés à sa capacité à renouer les liens avec le Maroc, où il vit le jour. Si la diplomatie a gardé une place de choix au sein de la coalition dirigeante algérienne, son rôle actuel est évocateur d'un changement profond.
Salim Chena: "De par son histoire et son poids économique, l'Algérie a toujours joué un rôle important dans les institutions africaines, où elle dispose d'alliés solides et de fonctions clés. Cependant, la place de l'Afrique sahélienne et subsaharienne dans la politique étrangère des États maghrébins renvoient surtout à des enjeux politiques proprement maghrébins. Que ce soit la Libye, le Maroc ou l'Algérie, chacun de ces États a développé sa politique africaine en jouant sur leurs atouts et en fonction de leurs intérêts nationaux. Cela montre aussi la désunion continue des pays du Maghreb, qui font face à la Méditerranée et à l'Europe, sans pouvoir peser de concert en tant que région intégrée de l'Afrique."
La révolution tiers-mondiste est passée, et bien avec elle une certaine idée de l'Algérie en Afrique et de la solidarité continentale. La diplomatie est restée une affaire d'État, mais l'État a changé de but. La projection de la souveraineté révolutionnaire à l'international, cette force transgressive et émancipatrice, a laissé la place à une souveraineté qui ne se projette que pour revenir sur elle-même. Incapable de transcender les rivalités intra-maghrébines, cette souveraineté est devenue limitée, chauviniste et machiavélienne.
Penser Abdelkader El Mali et l'Afrique ensembles, c'est comprendre que la négrophobie et le président mort-vivant sont les fruits du même système de domination, lequel utilise le racisme pour articuler un bio-pouvoir sécuritaire avec une souveraineté circulaire.[vii] Dans ce système, le pouvoir est dirigé vers le pouvoir pour protéger le pouvoir. Tout doit concourir vers le maintien des équilibres, quitte à dilapider une tradition révolutionnaire fondée sur la solidarité internationale. Dans ce système, les jeunes sont maintenus dans le "dégoûtage" et la hogra. Les travailleurs font face à la précarité. Les Noirs sont traités comme des virus. Bouteflika, quant à lui, était maintenu parmi les vivants contre toute logique. L'insoutenable devient la règle, au nom de la sécurité et du statu quo politique. C'est ce système que les Algériens s'efforcent désormais de mettre à bas.
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Lectures utiles:
Salim Chena, Les traversées migratoires dans l'Algérie contemporaine. Africains subsahariens et Algériens vers l'exil, Paris: Karthala, 2016.
James McDougall and Judith Scheele (eds), Saharan Frontiers: Space and Mobility in Northwest Africa, Bloomington: Indiana University Press, 2012.
Fatima Nabila Moussaoui, "Le trabendo ou la mondialisation par la marge", Politique africaine, vol. 137, no. 1, 2015, pp. 117-128.
[i] Frantz Fanon, Pour la Révolution Africaine. Ecrits politiques, Chicoutimi: éditions de l'UQAC, 2001 (1964), p. 170.
[ii] Jeffrey James Byrne, Mecca of Revolution: Algeria, Decolonization and the Third World. New York: Oxford University Press, 2016.
[iii] Mohamed Saïb Musette et Nourredine Khaled, "L’Algérie, pays d’immigration?", Hommes & migrations, 1298 | 2012, pp. 54-69.
[iv] Collyer, Michael. "Moving targets: Algerian state responses to the challenge of international migration," Revue Tiers Monde, vol. 210, no. 2, 2012, pp. 107-122.
[v] James McDougall, History and the Culture of Nationalism in Algeria. Cambridge: Cambridge University Press, 2006, pp. 93-94.
[vi] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, Chicoutimi: éditions de l'UQAC, 2002 (1961), pp. 151-152.
[vii] Michel Foucault, Il faut défendre la société, 1992, 17 mars 1976.